A l’annonce de la capitulation de l’Italie, le 8 septembre, les Allemands restent seuls désormais pour empêcher les Alliés de conquérir le nord de la péninsule. Leurs troupes stationnées en Sardaigne, quelque 30.000 hommes, ont l’ordre de quitter l’île pour rejoindre le front italien au plus vite. Il leur faut transiter par la Corse. Principal port de débarquement en Corse : Bonifacio. Principal lieu d’embarquement Bastia. Et pour aller du sud au nord, leurs convois empruntent la route nationale. La capitulation connue, les combats de la libération commencent. L’extrême sud de l’île et l’Alta Rocca, où les Allemands (plusieurs milliers) sont déjà solidement implantés depuis le printemps 1943, sont le théâtre de durs affrontements entre eux et les Résistants ; les Résistants d’abord seuls, avec le concours mesuré des troupes italiennes quand elles sont présentes –il n’y en pas à Conca. Le village est à 11 km de la route nationale où passent les convois allemands, 6 km à vol d’oiseau. La Résistance y est organisée et entends apporter sa contribution à la libération de l’île. Trois hommes y perdront la vie, Jacqueline Leccia son père. Elle témoigne par écrit six mois plus tard. L’association « Pour le souvenir du 22 septembre 1943 » continue d’entretenir le souvenir de ce triste jour. N.B. Le titre et les intertitres sont ceux de l’éditeur du site.
« Eté 1943. Bataille livrée à CONCA le 22 Septembre par 17 soldats du Bataillon de Choc, contre les Allemands. Les quelques jours qui précèdent le 22 septembre, puis, la bagarre. La mort de Papa, de l’Aspirant Michelin et du Patriote Paul C. [Cavalloni]
D’abord, s’organiser et s’armer
« Septembre. Nous attendons tous le débarquement des Alliés, et nous ne pensons pas que Conca va être l’objet des évènements qui suivent. Armand, puis mon cousin Paul lui même, me fixent la date de la venue des Anglais. Je les traite de fous. Je ne crois pas Paul lorsqu’il me dit qu’il est le chef des Patriotes du village. Son attitude en dit long cependant: il ne sort jamais, il couche dehors toutes les nuits. Il part un jour pour la montagne, accompagné de quelques partisans sûrs et de mulets. Les gens se doutent bien de quelque chose alors. J’apprends par Armand que nos hommes vont prendre part au parachutage de Luviu [un lieudit à une dizaine de km à vol d’oiseau]. Papa est le conseil de la petite équipe. C’est lui qui désigne les jeunes gens capables d’entreprendre et de tenir secrète la mission: ramener les armes à Conca par le maquis, sans se faire attraper par les patrouilles boches qui parcourent la montagne. Les armes sont rapportées deux jours après non sans difficultés, et cachées. Papa nous recommande de nous taire, car il y a toujours au village, des lâches qui travaillent en cachette. Mes frères ne parlent que de mitraillettes, de chargeurs, de cartouches.
La Résistance sur le pied de guerre.
« Vient le 9 Septembre. Les Patriotes sont armés par le chef des Partisans de la région de Porto-Vecchio, un instituteur, Monsieur Branca. Ils reçoivent une mitraillette, des cartouches, quelques uns des chaussures. Les agents de liaison sont désignés. Le matin, deux estafettes sont venues de Solenzara. Nous sommes dans l’après midi du 9 septembre. Le débarquement [allié] a été prévu pour ce jour là. Les Patriotes se répartissent en plusieurs groupes, chaque groupe est sous la surveillance d’un chef. Ils décident d’attaquer le premier convoi boche se dirigeant sur Bastia, à une dizaine de kms du village, au bord de mer. Ils partent. Mr Branca et mon cousin Paul les dirigent. Un groupe prend position à l’entrée du village, il y a un fusil mitrailleur. Tous comptent sur le débarquement et ils le croient commencé le matin à l’aube.
Pendant que les jeunes se rendent à Fautea, les anciens combattants de 14, pas tous bien entendu, se groupent de leur côté. Ils vont, eux, garder la route nationale de Conca, car les boches peuvent rebrousser chemin et nous attaquer par la route. II faut pour cela construire des barrages au milieu de la route, à l’aide de pins. Les bûcherons, les menuisiers, les cultivateurs, tous ceux qui connaissent le maniement de la hache et de la scie se mettent en route. Papa et quelques autres anciens sous-officiers les accompagnent. Ils ont leurs fusils, leurs mousquetons.
Cette fois encore Papa prend la direction. Ils abattent des pins et dressent trois barrages. Tandis que quelques uns rentrent au village, les autres se postent près des barrages dans le maquis et vont passer la nuit. Papa est du nombre. Au village, il ne reste plus que les femmes, les enfants, les incapables, et puis les !… lâches. Il y en a toujours! Armand et l’un de ses camarades, Emile S., font la garde des munitions laissées à l’école. Ils s’installent sur le toit d’une maison voisine, ayant avec eux leurs mitraillettes et une couverture. Très tard, je me couche…
11-12 septembre. La première embuscade.
« Dans la nuit Maman entend des coups de feu, au bord de la mer, et elle me réveille. Nous nous levons et appelons nos voisins profondément endormis. Durant longtemps le feu continue puis, plus rien. Au matin un Patriote rentre à Conca; il nous dit qu’un convoi boche a été attaqué, sans autre explication. Son air sombre nous fait penser au pire. Mais tous les jeunes gens rentrent, ils ne sont pas fiers du tout, car la plupart d’entre eux se sont enfuis, ont abandonné leur poste, jetant mitraillette et musette. Ils arrivent à Conca par toutes les routes. Ils en veulent aux Patriotes de Sainte-Lucie qui ont ouvert le feu sur les boches. Quelques uns tardent. Nous nous demandons ce qui leur est advenu? Ceux là, ce sont ceux qui ont résisté. Tandis que leurs camarades décampent, Branca, Paul, Baslès, Mosconi… restent. Seul Baslès a le courage de descendre jusqu’à la route pour voir ce qu’il en est? Il aperçoit un camion ennemi qui brûle. Il ramène le FM du groupe Branca, puis tous rentrent à Conca. De l’autre coté du maquis les « vieux » sont toujours à leur poste. Ils retournent au village et Papa et Antoine S. assurent la garde jusqu’au soir à trois heures.
L’attaque a donc été manquée. L’ordre reçu par Branca n’est pas exact ou bien les Alliés n’ont pas débarqué. J’ai cependant su plus tard qu’un premier débarquement avait bien été effectué ce même 9 septembre [en réalité, dans la nuit 13 au 14 septembre], par un sous-marin. Le « Casabianca » avait amené les troupes de choc [Le bataillon de choc]. Les bavardages battent alors leur plein. La population en veut à Branca, à PauL. Les jeunes gens, sur tous les tons, disent qu’ils ne recommenceront pas une telle entreprise, les Anglais seraient-ils à Porto-Vecchio! Ils redescendent chercher leurs armes à Fautea. Quelques jours se passent. On décide de détruire les barrages car les boches, parqués à cinq kms de chez nous, peuvent apparaître d’une minute à l’autre.
19 septembre. Les Allemands dans le village.
« Nous nous attendons aux représailles de leur part. Un beau jour [19 septembre au matin] ils s’amènent, armés jusqu’aux dents, montés sur une autochenille traînant un canon derrière elle. Puis une motocyclette suit. Ils sont huit. Ils mettent pied à terre, rentrent dans les cafés et le pillage commence. Ils volent des bouteilles d’apéritif, du linge chez Branca, des ustensiles de cuisine, des oignons, des raisins. Un habitant du village demande à l’un d’entre eux: « Vous ne payez pas? » et il lui est répondu « C’est la guerre », sur un ton qui n’admet pas de réplique. Ils partent avec tout leur butin. Nous les avons soufferts quatre fois en une journée. Le lendemain, un dimanche, ils rappliquent de nouveau. Deux d’entre eux se promènent parmi les nôtres comme pour nous narguer. Ils s’approchent d’un grand blessé de « 14 » et lui demandent l’heure. Ce dernier tire sa montre mais à sa surprise, ils veulent la lui enlever, les bandits! Il lève alors son bras malade, ou plutôt son appareil, et alors ils comprennent. Le même cas se reproduit pour un second blessé. Ils viennent alors vers l’épicerie de Mr Mosconi. Ils voient la chaîne de montre de celui-ci et la lui enlèvent. Ils détachent la montre, la prennent, et remettent la chaîne à son propriétaire. Mr Mosconi pâlit. Je me demande s’il ne va pas les souffleter? Mais non. Par quel hasard ce jour là me trouvais-je à l’endroit de leur pillage, et comment avais-je enfilé ma veste? J’ai pu ainsi cacher ma montre. Ils ont également dérobé la montre d’un ouvrier qu’ils ont rencontré hors du village. Papa qui est assis sur un banc rentre à la maison révolté, pour ne pas assister à ces actes de vandalisme. Les allemands s’en vont.
20 septembre. L’arrivée du bataillon de choc.
Le lendemain dans l’après midi, nos jeunes gens du maquis, ceux qui ont refusé de rejoindre Bocognano [Un lieu de rassemblement des STO], s’échappent tous. Ils ont vu, paraît-il, des soldats rentrer par la montagne. Ils les prennent pour des boches, car ces sales bêtes ont peut être contourné la montagne pour nous surprendre. Non! « Ce sont des Anglais » entend-on de tous côtés. Je n’en reviens pas! Les voici aux premières maisons du village. 0 joie! ce sont des Français. Ils sont dix sept. Dix sept jeunes du Bataillon de Choc, sous le commandement du lieutenant Jacobsen et de l’aspirant Michelin, conduits par un Patriote de la montagne. Ils sont fatigués, ils ont faim. On leur redonne des forces. Toute la population se porte à leur devant. Des femmes embrassent les soldats et tous, nous pensons: « Les boches vont payer leur coup d’hier ». Les soldats sont conduits chez Mr Branca. Tandis qu’ils goûtent leur repos, les deux chefs écoutent le récit de ce qu’il s’est passé peu de temps avant leur venue. Le soir, nous nous « partageons » les soldats. Papa en amène deux: un jeune de vingt ans, Roger Morel, de la région Nord ct un autre dont j’oublie le nom. Je suis à la cuisine et j’entends le second qui dit, lorsqu’il rentre: « L’aspirant Michelin! un chic type! Il se met en quatre pour nous… » A table ils ne tarissent pas d’éloges pour leurs lieutenants. C’est par eux que j’apprends que le débarquement a en effet commencé le 9 septembre [En réalité, dans la nuit du 12 au 13 septembre].
Nuit du 21-22 septembre. La deuxième embuscade.
« Après souper, ils rejoignent leurs camarades. Nous les accompagnons, mes frères, mes cousines ct moi. Aidés de quinze Patriotes, ils vont tenter d’anéantir un convoi de chars boches. Seront-ils plus heureux que nos partisans? Leur lieutenant leur donne toutes les explications nécessaires, leur recommande de ne faire feu qu’au signal de l’aspirant Michelin. Mon Dieu, quelle impression de tristesse, mais aussi de courage, cela nous a laissé! Nous les avons vus partir dans la nuit, cigarettes et lampes éteintes, muets, et soucieux de la réussite. Il leur faut cinq heures pour gagner leur poste. Le matin a l’aube, ils vont attaquer le convoi. Nos combattants de 14 s’en vont, eux, garder la route nationale.
Dans la nuit, des coups de feu éclatent. Je n’ai rien entendu, moi. Ce sont les grenades de nos soldats qui ont atteint leur but. Au matin ils rentrent. Ils ont attaqué et détruit cinq chars boches. Chez nous il n’y a pas eu de perte. Nos deux soldats déjeunent puis vont se reposer. A peine dorment-ils que des coups de mitraillette éclatent de nouveau. Nos pauvres soldats redescendent au quartier, ensommeillés. Les boches ont de nouveau rappliqué, mais ils ont été repoussés. Le FM a été enrayé, sinon ils mouraient tous sous nos balles. Des jeunes gens prennent néanmoins le maquis. Je ne les revois que plusieurs jours après.
Le soir, (Nous sommes le 21 septembre), les soldats prennent position au cimetière. Un FM est placé sur le toit de l’église, un autre sur une colline, un troisième garde la route du maquis. Le lieutenant Jacobsen désigne deux sentinelles qui ont pour mission de nous prévenir en cas d’arrivée des boches; ce sont deux patriotes, on plutôt soi-disant patriotes. Le lieutenant nous invite à évacuer le village. Chez nous, nous ne bougeons pas; des parents se réfugient à la maison. Nous sommes douze. Papa, tremblant de fièvre, se couche assez tôt. Les femmes veillent, et nous, les enfants, nous nous couchons. Les lumières sont camouflées. La nuit se passe
Au matin, Papa se lève [22 septembre] , encore très fatigué et se prépare pour aller relever les soldats qui ont passé la nuit dehors. Maman, Tonton V., tentent de l’en dissuader. Mais il n’y a rien à faire. Il nous recommande de quitter la maison en cas d’alerte. Avant de partir, il m’appelle. (Je suis sur la place, en train d’admirer les prouesses de nos hommes sur le toit de l’église) et me demande si Tonton J. est rentré. Ce sont les derniers mots qu’il m’a adressé. Avant de disparaître à nos yeux, il se retourne et regarde la maison, il regarde une dernière fois Maman restée sur le perron. Nos parents rentrent chez eux.
22 septembre. Représailles. Des blessés dont Maman.
« Peu après, il est huit heures, nous entendons des coups de mitraillettes, nombreux, rapides. Papa a juste le temps de parvenir auprès des soldats. Le feu continue. Armand et Bébé s’arment et partent aussi. Je dis à Maman d’abandonner la maison, et moi, folle comme d’habitude, j’escalade un gros rocher situé en face de chez nous, et là, toute habillée de rouge, je regarde et j’écoute…Mes cousines s’enfuient avec leur mère du côté de chez nous. Elles appellent Maman et lui demandent de les attendre, puis l’aînée, Catherine, vient avec moi. Toutes deux nous nous perchons au plus haut du rocher. Mais tout à coup ce ne sont plus des coups de fusils que nous entendons, c’est un canon qui tire. Nous nous enfuyons alors à travers le maquis. Les balles sifflent au dessus de nos deux têtes. De tous côtés partent des coups et nous ne savons plus où aller? Nous parvenons en plein maquis. J’entends alors quelqu’un qui appelle: « Armand! Armand ! » Je ne distingue pas bien le nom et n’y prête plus garde. Cependant mon cœur se serre. J’éprouve comme un pressentiment.
Ketty et moi, nous retrouvons plusieurs personnes abritées derrière un mur. On me dit que Maman a été blessée. Je veux aller la rejoindre, on m’en empêche et l’on me dit que ce n’est pas grave. Je l’entends peu après. Elle est avec la Maman de Catherine. Un pansement sommaire a arrêté l’hémorragie. Mr Branca a accompagné Maman jusque sous des arbres où elle peut se reposer. Elle a été blessée par un éclat de FM, celui même qui a repéré Armand, Branca, Tonton J. et deux autres. Nous parvenons à grand peine jusqu’à la dernière maison du village. Nous nous arrêtons. Une pièce est bondée de petits enfants qui ne peuvent aller plus loin. Une femme blessée aux deux jambes arrive; elle est mère de sept enfants et porte le plus jeune dans ses bras. Elle a été touchée par un éclat, dans une maison dont les fenêtres n’ont pas été fermées. Nous attendons, anxieux, la fin de la fusillade. Six canons tirent de Sainte-Lucie, deux mortiers et des mitrailleuses tirent du cimetière. Nos soldats répondent, mais que peuvent-ils contre les canons? Et puis, ils sont vingt seulement. Un de nos FM est enrayé. Nos soldats se dispersent. Le feu cesse à 11h.30. Il a duré plus de trois heures sans jamais se relâcher.
La mort de Paul Cavalloni. Inquiétude pour Papa.
« Nous descendons alors, Ketty et moi, jusqu’à la maison en quête de ravitaillement. Notre maison est criblée de balles. Un éclat de mitrailleuse a cassé une vitre, traversé le volet et troué la cloison de la cuisine après avoir traversé la salle à manger. Les portes de la cave et du premier étage également sont toutes trouées. Deux balles ont traversé un tonneau des deux côtés… Nous remontons, et tandis que Ketty, sa mère et ses sœurs s’en vont de l’autre côté de la montagne, je reste avec Maman, avec les blessés. Le docteur ne peut les soigner, faute de matériel. Quelques hommes qui ont pris part à la fusillade arrivent. Je demande s’ils ont aperçu mes frères. Oui, ils se sont réfugiés avec tout le monde. Et Papa? Depuis le matin il n’a pas reparu… Quelqu’un me dit l’avoir vu en compagnie de l’aspirant Michelin, suivre la route nationale. Nous l’attendons, Maman et moi. Rien. Mon cousin Paul vient. Il ne sait rien. Tonton J., inquiet, s’amène aussi. Rien encore. Un pressentiment naît en moi. Je regarde au loin, mais Papa n’apparaît pas. Je pleure en cachette. Je sens le malheur fondre sur nous. Tout à coup j’entends des cris de femme. Un jeune Patriote de trente ans [Paul Cavalloni] a été tué à son poste. Il a eu le haut du visage emporté par une rafale de mitrailleuse. Tandis que nous plaignons son enfant âgée d’un an, sa veuve, sa mère. Maman et moi nous ne nous doutons pas que le même sort nous attend.
La mort de Papa.
« Il est près de six heures [18 heures] maintenant. Tonton J. revient de nouveau aux nouvelles. Papa n’a pas encore reparu. Alors je descends à la maison avec mon oncle et je laisse Maman aux soins de la maîtresse de maison. Nous avons fait deux cents mètres à peine lorsque j’aperçois ma cousine Marie en larmes qui se dirige vers nous. Elle me dit : »Mon Dieu Jacqueline, pauvre de toi ». J’ai tout compris. Papa a été tué. J’ai la force de rentrer à la maison. Quand j’arrive sur place je vois un groupe de militaires et de partisans, portant étendu sur une civière, mon père. On me l’amène mort. Comment mon cœur ne s’est-il pas brisé? Comment ce spectacle ne m’a-t-il pas rendue folle? Mais non. La douleur ne tue pas! On dépose Papa sur le perron. Son visage est recouvert par son mouchoir. J’ouvre la porte. Je passe à côté de Papa sans savoir ce que je fais, folle d’épouvante. En automate, je donne ce qu’on me demande, puis on m’emmène. Maman arrive alors. Elle n’a pas vu l’horrible drame. Nous rentrons à la maison. Papa est couché sur son lit, les traits calmes. Je me demande un moment, s’il ne dort pas. Je ne vois aucune blessure. Mai si; son bras droit est broyé, près de l’épaule. J’ai su plus tard qu’il a été blessé à la poitrine également.
La douleur. L’aspirant Michelin retrouvé mort.
« Tandis que Papa repose là, près de nous, je ne comprends pas notre malheur. Mes frères sont au maquis, ignorant tout. Nous envoyons un jeune homme pour les prévenir, mais ils ne rentrent pas dans la nuit. Nous les attendons, la veillée funèbre se passe sans qu’ils arrivent. Le matin à l’aube nous entendons de nouveau quelques coups de mitraillettes. Armand entre dans la matinée. Il parvient au village en chantant. On ne lui a rien dit dans la montagne. Il perçoit néanmoins des coups de marteau près de chez nous. Il pense: « Papa a donné les planches nécessaires et l’on fabrique ici la bière de Paul C. ». Le malheureux n’apprend la catastrophe que lorsqu’il est sur la place. Je passe sur sa douleur. J’en ai mal au cœur. Papa est conduit à sa tombe par les soldats et les patriotes qui ont assisté au combat. Le lieutenant ne nous permet pas de l’accompagner car il craint un retour des bandits boches. Bébé, lui, n’y est pas. Il a été envoyé à Zonza en quête de ravitaillement pour les réfugiés du maquis. Il arrive le lendemain de l’enterrement. Lui non plus il ne comprend pas. Il n’a rien vu. Il nous a dit plus tard qu’il a déchargé son revolver sur deux boches qui le poursuivaient, puis il s’est enfui. L’aspirant Michelin manque à l’appel. Nous l’avons retrouvé le 23 septembre, mort.Comment sont morts Papa et l’aspirant Michelin
Comment sont morts Papa et l’aspirant Michelin ?
« Quelqu’un a raconté ce qui s’est passé après le départ de Papa, le 22 septembre au matin. Mon père rejoint les deux lieutenants qui prennent leur petit déjeuner chez Mr Mosconi. Michelin va effectuer une reconnaissance à l’entrée du village. Un de mes cousins, François M., va l’accompagner, quand Papa arrive. Papa renvoie François M. chez lui et offre de le remplacer auprès de l’aspirant. Ils partent tous deux. Arrivés au cimetière, des coups de feu éclatent. Ils ripostent, mais en vain! Que s’est-il passé? Les lâches sentinelles ont abandonné leur poste et les boches ont pu prendre leurs positions, juste au cimetière, à la faveur de la nuit. Nos deux malheureux, confiants, suivent la route nationale quand ils sont attaqués. Ils ne peuvent faire face aux boches. Ils sont encerclés, blessés, tués puis désarmés. Ils tombent chacun dans un fossé, Papa à gauche et l’aspirant à droite. Ce n’est que le soir à six heures que l’on retrouve Papa, tandis que l’aspirant n’est retrouvé que le lendemain. Pourtant ils sont tombés côte à côte. Là, nous nous perdons en conjectures! Les boches ont-ils pris l’aspirant vivant pour le faire parler? Personne ne comprend que l’on ait trouvé Papa et que Michelin n’ait pas été aperçu. Pourtant le lendemain il a été ramassé à l’endroit même où Papa a été retrouvé, mais dans le fossé opposé.
… mon pauvre cœur qui saigne
« Trois des nôtres ont payé de leur vie la défense de notre sol. Ils sont tombés en héros. Les boches ont eu des morts eux aussi. On a retrouvé un cabriolet qu’ils ont volé pour transporter leurs cadavres jusqu’au pont ayant sauté la veille, et qu’ils ont ensuite jeté dans le fleuve. Ils sont partis en lâches. Ils ont tout détruit. Ils ont fait sauter tous les ponts de la côte orientale Corse. Ils ont fait notre malheur. A Bastia, ils ont payé un grand nombre de leurs crimes. Et maintenant six mois ont passé, six longs mois durant lesquels j’ai compris toute l’étendue de notre malheur. D’autres malheurs sont venus s’ajouter à celui là: la mort de tata Clorinde le 17 décembre, et celle de tata Madeleine le 1er mars.
Maman est guérie de sa blessure. Armand ne va pas tarder à être appelé sous les drapeaux. Bébé est devenu « l’homme » de la maison, et moi, j’ai mon pauvre cœur qui saigne. »