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1942-1943. Occupation, Résistance, LibérationPages d'histoire 9 septembre 1943, Ajaccio libéré

29 novembre 2019

Maurice Choury a fait le récit de ces heures historiques dont il est un des acteurs principaux. Seul membre du Comité départemental présent à Ajaccio, il explique : « j’avais dû signer au nom de tous ceux qui avaient été désignés pour siéger avec le préfet de Vichy dans le Conseil de préfecture »

 

Ajaccio libébéré. Liesse
Ajaccio est libre. Les Ajacciens dans la rue

Mercredi 8 septembre. Depuis 18 heures, le Comité d’arrondissement du Front National tient une séance commune avec le comité cantonal dans l’arrière-boutique de l’électricien Jean Bessières, cours Napoléon, à deux pas de la préfecture1Jean Bessières, Martin Borgomano, Antoine Canavaggio, Maurice Choury, Robert Giocanti, Baptiste Maglioli et Fabien Morachini. Ils prennent les ultimes mesures pour le combat dont chacun sent l’approche.  Vers 19 heures, Pagès ouvre brusquement la porte et crie: «L’Italie a capitulé!» La radio vient d’annoncer la nouvelle. Une rumeur joyeuse monte de la rue, s’enfle et roule sur la ville. Dehors, on danse, on s’embrasse, on court en tous sens, lançant à tous les échos la prodigieuse nouvelle.

Ce n’est pas le moment de perdre la tête dans ce tourbillon de joie. Pour nous tous, cela ne fait pas de doute, c’est l’heure de l’action. La délibération ne dure pas cinq minutes. Il faut profiter du désarroi des Italiens [dont le comportement sera équivoque] avant que les Allemands se ressaisissent et les reprennent en main comme ils l’ont fait à la fin du mois de juillet, après la chute de Mussolini. Nous sommes plus forts mieux armés maintenant. Partant d’Ajaccio, l’appel aux armes retentira dans tout le département. II faut balayer le pouvoir de Vichy, prendre la mairie et la préfecture, arrêter les traîtres, proclamer le ralliement de la Corse à la France libre. La victoire de l’insurrection à Ajaccio jouera un grand rôle dans la réussite de la mobilisation de tous les patriotes contre les Allemands. Le Sartenais a donné dans les dernières semaines des signes d’impatience. A coup sûr il répondra à l’appel. La Casinca, le Cortenais, la Corse entière se lèveront. L’Allemand surpris sera bousculé.

Le Comité départemental au cours de sa réunion du mois précédent a décidé de lancer l’ordre d’insurrection en cas de capitulation italienne. Alors, pas d’hésitation possible: aux armes! Et dans un quart d’heure rassemblement de tous les groupes de combat du Front National devant la mairie. A 19 h 30, trois cents hommes dont une partie armée de pistolets, sont au rendez-vous. Des amis, des voisins que les règles de la clandestinité avaient empêché de se coudoyer dans la Résistance, se retrouvent et s’étreignent. Mais les sirènes donnent l’alerte… Si les «vichystes» de la mairie espèrent par cette manœuvre grossière disperser le rassemblement, ils en sont pour leurs frais. Formés en colonne, les patriotes s’engagent sur l’avenue du Premier-Consul où le cortège grossit à vue d’œil. On crie «Laval au poteau! A bas Pétain! Mort aux hitlériens!» Le Chant du départ et la Marche lorraine alternent avec la Marseillaise et l’Internationale. Un millier de jeunes hommes résolus s’engagent sur le cours Napoléon. Des officiers fascistes braquent leurs revolvers sur le rang de tête de la manifestation. Le cortège les engloutit avant qu’ils aient pu tirer… Une délégation, forçant les grilles de la préfecture, demande à voir le préfet. Nous le trouvons, très pâle, dans la loge du concierge. Nous lui exposons nos vues. Il tergiverse: « Je ne suis ni le préfet de Vichy ni le préfet d’Alger. Je suis le préfet de la France. Les Alliés ne tarderont sans doute pas à débarquer. J’obéirai alors aux ordres du Gouvernement légitime… En attendant je ne puis accepter votre concours… que pour le maintien de l’ordre public. »

Libération. Les Ajacciens dans la rue.

Passer outre ? S’emparer de la préfecture ? C’est tentant, mais notre armement est insuffisant et nous n’avons pas encore eu le temps de rassembler toute la population. Il faut proclamer le ralliement de la Corse à la lutte pour la libération nationale, solennellement, devant toute la ville. La nuit tombe. Remettons l’affaire à demain tout en poursuivant la mobilisation des patriotes. Accroché aux grilles de la préfecture, j’appelle à une manifestation pour le lendemain à 10 heures. La foule se disperse en chantant et tard dans la nuit l’effervescence se prolonge.

Après une brève délibération entre dirigeants, dans la rue, les tâches sont réparties. Pagès se rendra à Pisciatello et rapportera une partie des mitraillettes qui arment ce groupe. Nous n’en avons qu’une dizaine en ville et ce n’est pas avec dix mitraillettes qu’on réussit une insurrection. Je suis chargé de rédiger l’ordre d’attaque et les textes qui consacreront la prise du pouvoir. Tous les autres mettront la nuit à profit pour assurer le succès de l’insurrection. Dans la petite chambre de Robert Giocanti, l’ordre d’attaque est établi

À dix heures, nous entrons en ville au milieu des acclamations. Des drapeaux surgissent de chaque portail. D’emblée, le cortège se transforme en une irrésistible marée humaine. La Marseillaise éclate dans l’air limpide. Nous nous sentons portés vers la mairie, où Pierre Pagès ouvre la réunion en la plaçant sous la présidence d’honneur des patriotes corses tombés au champ d’honneur et des 474 déportés et internés de la Résistance ». Il me passe la parole. Quelle puissance émane de cette foule en délire ! Quel feu dans ces milliers de prunelles ardentes ! Impossible, dans une telle ambiance, de dire des phrases préparées à l’avance. Je salue l’heure bénie de la résurrection de la Patrie. Puis c’est le rappel au devoir: il ne convient pas de se laisser aller à l’ivresse du succès. L’Italie a mis bas les armes, mais la guerre continue. Elle continuera jusqu’à la libération complète de notre sol. Et, au nom du Comité départemental du Front national, c’est l’appel au combat: « Patriotes de Corse, aux armes contre Hitler ! Soldats italiens, avec nous contre l’ennemi de l’Europe ! »

On procède sur-le-champ à l’élection du nouveau conseil municipal. Les vingt-neuf patriotes proposés ont fait leurs preuves dans la Résistance. Ils sont élus d’emblée par acclamation2Jean Bessières, électricien ; Nicolas Bocognano, docker ; Martin Borgomano, restaurateur; Caillier, fonctionnaire ; Toussaint Camilli, menuisier; Antoine Canavaggio, peintre ; Antoine Caparelli, ouvrier du bâtiment ; Jean Corroti, postier; Sampiero Corso Colombani, cheminot ; Jean Costa, fonctionnaire ; Noël Franchini, docteur en médecine ; Jacques Grimaldi, représentant ; Paul Giudicelli, instituteur ; Laurent Maggi, commerçant ; Gilbert Moreau, employé ; Jean Manganelli, commerçant ; Fabien Morrachini, employé ; Eugène Macchini, commerçant ; Marchetti, instituteur; Baptiste Maglioli, employé ; Joseph Pancrazi, répétiteur ; Godefroy de Peretti, représentant ; Vincent Porte, avocat; Cesar Poli, pêcheur ; André Rossi, juge de paix en retraite ; Renée Pagès, professeur; André Salini (déporté à l’île d’Elbe), représentant; César Seta, docteur en médecine et Jules Vinciguerra, professeu. Minute doublement historique. C’est le premier conseil municipal de la Libération et, pour la première fois dans l’histoire de la République, une femme en fait partie. Pour souligner l’importance attachée à l’élection d’une femme, Renée Pagès-Périni, dirigeante des comités populaires des femmes, est de surcroît élue, avec Godefroy de Peretti, pour représenter la ville d’Ajaccio au sein de l’Assemblée départementale.

Ajaccio libéré. Liesse populaire.

Au chant de la Marseillaise, de l’Ajaccienne et de l’Internationale aux cris de «Laval au poteau», «À bas Pétain », « Vive la République », le cortège, dominé par une forêt de drapeaux alliés et de pancartes, se reforme et s’achemine lentement vers le monument aux Morts où une foule recueillie prête serment : « Devant nos morts de la guerre 1914-1918, devant nos morts de la guerre 1939-1940, devant nos héros et martyrs de la Résistance, nous faisons le serment solennel de faire de notre patrie une France libre, propre, forte et heureuse. »

Précédés de chars décorés et fleuris, quinze mille patriotes défilent à travers la ville. Les manifestants s’engagent dans la rue Fesch où ils sont follement acclamés. Des fenêtres, on jette en signe d’allégresse des poignées de riz, des fleurs ; on agite des drapeaux. La vieille rue du peuple travailleur frémit au souffle patriotique. Puis, par le cours Napoléon, la masse énorme, joyeuse, roule vers la préfecture où pénètrent les délégués du Front national. Ils ressortent un quart d’heure après.

L’insurrection a triomphé. La foule acclame les arrêtés préfectoraux du 9 septembre :

Nous, Préfet de la Corse, arrêtons :
ARTICLE PREMIER : Le Comité départemental du Front national constitue un Conseil de préfecture travaillant en accord avec nous. 
Nous, Préfet de la Corse et le Conseil de préfecture, arrêtons :
II. Le département de la Corse proclame son ralliement à la France libre. Nous appelons la population à pavoiser aux couleurs des Alliés.
III. Les groupes de combat du Front national et eux seuls sont considérés comme forces supplétives de police.
IV. Les organisations antipatriotiques suivantes sont dissoutes : Parti Populaire Français. Milice Française. Groupe Collaboration. 
Légion des Volontaires Français. Légion Française des Combattants. Leurs biens, meubles et immeubles peuvent être réquisitionnés. 
Nous invitons les anciens combattants des guerres 1914-1918,1939-1940 et de la Résistance, à reconstituer une organisation unique et libre 
d'anciens combattants.
V. Le travail doit être poursuivi normalement. Nous faisons appel au patriotisme des jardiniers et maraîchers pour qu'ils approvisionnent 
convenablement les marchés urbains. L'accaparement des denrées alimentaires, la spéculation, le refus de vendre constituent des crimes 
contre la Patrie. Ils seront punis comme tels et au besoin de la peine de mort.
VI Tous les journaux sont astreints à la censure préfectorale et à la publication des communiqués de la préfecture et du Front national. 
Ils peuvent être réquisitionnés sur notre ordre.VII M. le secrétaire général de la préfecture, MM. les sous-préfets, les maires, 
les commissaires de police, les commandants de gendarmerie, sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent arrêté.

Ajaccio le 9 septembre 1943.
Le préfet de la Corse, signé PELLETIER
Le Conseil de Préfecture, signé : Arthur GIOVONI, Henri MAILLOT, François VITTORI, Maurice CHOURY, Paul CESARI (Paul Colonna d'Istria)

Il faut renoncer à décrire l’enthousiasme des Ajacciens. L’émotion populaire est à peine calmée quand Pierre Pagès, devant l’immense auditoire, lance les noms des vingt et un traîtres et collaborateurs. Le peuple les maîtrise au cours de la journée même.
À midi, le Comité départemental du Front national pénètre à la préfecture. Le soir, on peut établir ce premier bilan : les organisations antipatriotiques sont dissoutes et leurs sièges occupés ; les traîtres sont sous les verrous ; le commandant de gendarmerie -un « collaborateur »- est destitué et gardé à vue, les prisonniers politiques sont libérés, les groupes du Front national assurent l’ordre public ; la Résistance est maîtresse de la mairie et de la préfecture ; la ration normale de pain est rétablie et les mesures de réquisition nécessaires sont prises pour assurer le ravitaillement des populations3Le marché noir a disparu comme par enchantement (3) Le premier numéro légal du Patriote est à l’impression. les arrêtés préfectoraux sont tirés en affiche, sous le titre «Vive la Corse libre et française ». Enfin, le responsable militaire du Front national Roger Doudon, assisté du lieutenant Mottard, de l’ adjudant-chef Colombani, de l’adjudant Bertucci et du sergent-chef Paul Peres, met en place le dispositif de sécurité de la tête de pont et cherche le contact radio avec Alger. Tout est prêt pour l’accueil du corps de débarquement.

Maurice Choury
Extraits de « Tous bandits d’honneur ». Ed. Piazzola. 2001. Pp 116 à 119

 

 

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