Si la ville d’Ajaccio a eu la fortune d’être libérée dès l’annonce de la capitulation italienne, le 9 septembre, il n’en a pas été de même à Bastia parce que les Allemands en avaient fait le principal port d’évacuation de leurs troupes vers l’Italie. Ils défendront la ville et ses accès avec la dernière énergie, jusqu’à l’évacuation de leurs derniers hommes, avant l’aube du 4 octobre.
Pour commencer, une libération mais de courte durée.
Tout avait bien commencé à Bastia puisque les Italiens aux ordres du Général Stivala et du colonel Cagnoni, réagissant à l’attaque par la Kriegsmarine contre un de leurs bateaux, avaient contraint les Allemands à quitter la ville. Les Résistants semblaient ainsi assurés que leur appel aux Italiens pour qu’il ne se laissent désarmer par les Allemands, ou mieux, qu’ils remettent leurs armes aux patriotes corses, – que cet appel donc avait été entendu. Mais le 12 septembre les Allemands contre-attaquent avec l’appui de leur aviation. Ils reviennent à Bastia avec des renforts venus du sud et du centre de l’île qui ont forcé le barrage italien de Casamozza. Ils se sont ainsi ouvert la voie vers vers Bastia. Les Allemands sont de nouveau maîtres de la ville et de sa région : l’aérodrome de Borgo et tous les cols alentour.
Mais pour les Résistants, il est exclu de laisser l’ennemi paisiblement plier bagage et embarquer pour l’Italie. Il faut continuer de les attaquer. Ce ne sera possible qu’à l’arrivée des troupes françaises parce que « on ne peut pas être trop confiant dans l’efficacité de l’aide italienne » fait remarquer le capitaine de vaisseau Lepotier (1)
Les Allemands harcelés.
Partout en Corse, harcelés par les Résistants, par les troupes françaises, et parfois par les Italiens, les Allemands chassés au sud de l’Alta Rocca se replient par la côte orientale vers le nord. Ils y rassemblent leurs forces, et c’est là donc que vont se concentrer les combats. Malgré quelques bombardements de l’aviation alliée sur le col de Teghjme et sur Bastia, le 22 septembre, « L’ennemi continue ses opérations d’embarquement de Bastia jusqu’à la Canonica, au sud-est de Bastia. Des pontons y ont été construits à la pointe sud de l’étang de Biguglia et des vedettes allemandes rapides viennent y charger hommes et matériels. L’aviation anglo-américaine effectue un nouveau bombardement du port de Bastia et ses abords. Il occasionne, comme celui de la veille, des victimes civiles et d’importants dommages dans la ville, mais les matériels ennemis, prêts à être transférés en Italie, sont sérieusement touchés. Selon des informations recueillies le lendemain, l’aviation alliée aurait détruit 4 bateaux et leur chargement, provoqué l’explosion de 4 péniches, de 2 hangars et d’un dépôt de munitions. Plusieurs chars et un assez grand nombre de véhicules auraient été également mis hors d’usage. En outre, le moral des troupes allemandes paraît sérieusement ébranlé. (…)
Le repli des Allemands vers le nord. Le déploiement des troupes françaises.
« Les mouvements, un moment interrompus dans le port de Bastia à la suite des bombardements, ont repris et se sont étendus au Cap Corse. Les Allemands y utilisent en effet les marines de Sisco et Porticciolo. Six à huit sous-marins font la navette entre la Corse et l’Italie. L’ensemble du trafic maritime est protégé par trois groupes de 3 avions basés en Italie (…). Au cours de cette période, les forces françaises destinées à agir dans la zone Nord continuent de se mettre en place. (…) les « chocs » poursuivent leurs actions de harcèlement sur la côte est, dans la région nord de Porto-Vecchio, dans celle de Ghisonaccia, dans la vallée du Golo et à l’est de St-Florent., provoquant chez l’ennemi divers mouvements de flux et de reflux, l’obligeant à évacuer certains points et à en occuper d’autres. » (2). Le 27 septembre, les Allemands évacuent totalement la zone Ghisonaccia-Aléria. De même, ils quittent la zone délimitée par le triangle Casta, St-Florent, Murato. Le 28 septembre, ils quittent la zone de Cervione et Piedicroce, toujours talonnés par les « chocs » et les troupes marocaines ; mais ils s’arc-boutent sur Barchetta. Les combats vont maintenant se concentrer sur Bastia et sa région. A la date du 29 septembre, la veille du déclenchement de l’assaut final sur Bastia, il restait environ 3 000 Allemands dans l’île selon le général Gambiez (3)
Le dernier assaut. La victoire.
Il a fallu « reprendre ce qui a été abandonné par les Italiens », c’est ce qu’affirme Le capitaine de vaisseau Lepotier qui juge sévèrement le comportement de l’armée italienne parce qu’elle tenait les cols autour de Bastia et les a abandonnés à l’ennemi sans vraiment combattre. « (…) l’appui sincère, mais insuffisant de quelques officiers italiens, de quelques unes de leurs camionnettes et de leurs batteries d’artillerie, n’empêchera pas les Marocains de se faire tuer pour reprendre aux Allemands, sur les routes d’accès à Bastia, les cols de montagne que nos nouveaux alliés n’ont pas su défendre. Quatre S.S. et une voiture ont suffi à mettre en fuite le bataillon italien chargé de tenir le col de San Stefano. Le col de Teghjme, le plus précieux, puisqu’il commande la route directe de Calvi à Bastia, vient d’être, lui aussi, abandonné sans combat. Quant nous sommes arrivés près de St-Florent, les goumiers et moi avons croisé les défenseurs de Teghjme qui refluaient en désordre : une patrouille allemande venait de mettre un comble à leur déroute en faisant sauter sur leurs talons un dernier pont, en plein village (lire par ailleurs le récit de Giovanni Milanetti). La bataille de Bastia nous opposait dès le départ un handicap insurmontable. » (4)
Le 30 septembre, 1ère journée d’opération. Le 1er RTM de Lepotier enlève le col de San Stefano, au sud de Bastia, point fort de la défense ennemie et important nœud de communication. L’aide d’avions Messerschmitt qu’ils ont reçue n’a pas suffit aux Allemands pour résister à l’assaut des troupes marocaines pourtant très fatiguées par le manque de moyens de transport qui les oblige à de longues marches avec de lourdes charges. Au surplus, les tabors sont handicapés par l’absence de canons antichars. En dépit de cela, le col de San Leonardo, dans le Cap Corse, est atteint par les 1er et 6ème Tabor, le 30 septembre à 6 heures après une marche nocturne. Le 1er Tabor continue sa marche nocturne et arrive à la tombée de la nuit à Serra di Pigno qui domine le col de Teghjme où les Allemands ont de solides défenses. Pendant ce temps, le 15ème tabor rejoint St-Florent où se trouve le PC du 2ème G.T.M. Les Italiens plutôt que de déloger les Allemands du carrefour de Patrtimonio préfèrent les contourner. La division de Pedrotti, elle, progresse vers la vallée du Golo où les Allemands sont encore solidement établis à Barchetta. La bataille se déroule aussi dans les airs : dans la région de Bastia, 2 avions allemands de transport abattus ; dans la région d’Ajaccio, une attaque allemande détruit un LST mais en riposte la chasse française abat 5 avions allemands.
Le 1er octobre, 2ème journée d’opération. « Ce jour-là, après une prodigieuse marche d’approche de trente heures – de Casta jusqu’à St-Florent (40 km à pied), la côte du Cap Corse en barques de pêche jusqu’à la marine de Farinole, la montagne enfin (col de San Leonardo, 1.000 mètres d’altitude, puis les lignes de crêtes du Cap Corse) -un tabor débouchait par surprise au sommet de Serra di Pigno, dont les pentes abruptes tombent, à l’est sur Bastia, au sud sur le col de Teghjme. Les goumiers portaient sur leur dos armes, munitions et vivres. Les mulets italiens n’étant pas encore arrivés, les hommes les avaient remplacés. La nuit, des averses torrentielles se déversaient sur la montagne. Tout monde couchait dans l’eau, abrité sous le capuchons de sa djellaba. » (5) Cette action de débordement a été prolongée dans le Cap Corse par la 3ème compagnie des « chocs » et les tabors. Les Italiens ne parviennent pas à « nettoyer » la région de Patrimonio. Le 74ème goum du 15ème tabor, appuyé par un peloton de chars légers, viennent à la rescousse. A Serra di Pigno, dans le brouillard, règne la confusion ; le 60ème goum se replie après avoir perdu une trentaine d’hommes. Dans la vallée du Golo, les troupes italiennes du général Pedrotti ne parviennent pas à déloger les Allemands de Barchetta où ils ont dressé un barrage.
Le 2 octobre, 3ème journée d’opération. Les goums du GT 2 (Groupe Tactique) mènent l’offensive ; le 15ème tabor venant de Patrimonio et St-Florent montent vers le Monte Secco. Le 1er tabor redescend de Serra di Pigno pour se porter à Cima Orcajo. Le 1er RTM du colonel Butler, venu de Sant’Antonio, se dirige vers le Monte Secco et parvient à établir la liaison avec les tabors vers 16 heures. Dès lors, Les Allemands subissent les feux convergents des tabors, du 1er R.T.M. et de l’artillerie d’appui qui s’abattent sur leurs défenses au col de Teghjme. « Le 2 octobre à l’aube, il a fallu attaquer de face le col de Teghjme et son pilier sud, le Monte Secco. (…) Il faut monter tout droit sous le feu. Cependant, derrière chaque rocher, sur chacun des balcons naturels de la montagne, de petits groupes S.S. du bataillon Dallinger de la Sturmbrigade Reichsführer, couchés auprès de leurs piles de caisses et de munitions, servent des mortiers et mitrailleuses. Au moment où j’ai franchi le pont détruit de Patrimonio, sur la route du col, le combat, longtemps indécis, tournait à l’avantage des goumiers. Je pouvais voir sur la lèvre sud de Teghjme, la pente rouge et noire du maquis brulé, que des taches minuscules, ton sur ton, des djellabas escaladaient lentement. La vallée retentissait du roulement continu des fusils mitrailleurs allemands (…) Des goumiers blessés descendaient au poste de secours installé au dernier virage, dans le village de Barbaggio. Un goum, parti de la route, tentait de rejoindre le tabor de la Serra di Pigno. Mais il allait être cloué au sol par les mortiers et les automoteurs [allemands]. De la vallée, 105 Italiens placés sous le commandement français commençaient de contrebattre les défenseurs du col, tandis que leur colonel pleurait assis sur une caisse d’obus. La bataille devait durer toute la journée. » (6) Leur évacuation se précipite : 36 chalands auraient quitté Bastia entre 14 et 15 heures. A Teghjme, l’ennemi est finalement contraint de lâcher pied. Il évacue le col vers 17 heures. Une demi-heure plus tard, ce sont les tabors qui s’y installent. Les Allemands se replient vers Bastia mais réagissent vivement. Il y a même quelques mitraillages par leurs avions venus à la rescousse. Les Italiens du général Pedrotti, plus au sud, délogent enfin les Allemands de Barchetta qui était un point fort de leur défense.
Le 3 octobre, 4ème jour d’opération. Toutes les forces sont prêtes à converger sur Bastia. Dans le Cap Corse la manœuvre de contournement par le 4ème R.S.M. se poursuit. Les troupes du général Pedrotti, après avoir pris Barchetta, poursuivent leur avance vers Casamozza et Borgo. A Teghjme, on a positionné l’artillerie italienne qui reçoit le renfort d’une batterie française amenée d’Ajaccio. A San Stefano, les italiens prennent la relève des tabors de Butler qui, maintenant couverts sur leur flanc droit par les « chocs », descendent sur Furiani et Bastia. Non sans mal : l’accumulation des longues marches et des jours de combats sur des terrains montagneux, sous la pluie, avec peu de moyens logistiques, la perte de leurs compagnons, tout cela influe sur le moral des tabors. D’autant plus qu’ils ne peuvent pas compter sur un appui aérien vainement demandé à Alger. « Les avions du Coastal command ne fournissent qu’un appui indirect en ce sens qu’ils empêchent, les interventions des appareils ennemis. L’effet sur les blindés allemands est nul. » (7). En dépit de toutes ces difficultés, l’offensive est commencée et ira à son terme, jusqu’à la victoire.
Le 2ème escadron de reconnaissance, parti de St-Florent, bien que mitraillé deux fois par les avions allemands, atteint Pino, dans le Cap Corse, dans la soirée du 3 octobre. Le 1er R.T.M. reprend son mouvement dans l’après-midi. En fin de soirée, une section de la 5ème compagnie du 2ème bataillon parvient à Furiani. Elle y est rejointe par le 2ème bataillon tout entier, à 22 heures. Quant aux « chocs », partis à 14 heures, ils ont progressé très difficilement en raison de la nature du terrain. Au sud de Bastia, les Italiens de la division Pedrotti continuent d’avancer. Ils ont atteint Casamozza vers 15 heures et poussent vers Borgo.
Le 4 octobre, 5ème jour d’opération. Le 6ème tabor se porte vers Cardo qu’il occupe à 3 heures du matin. Toutes les forces sont prêtes pour l’assaut final qui devait être déclenché vers 8 Heures du matin. L’étau se resserre autour de Bastia mais on constatera assez vite que la ville est vide de tout occupant. L’ennemi, a fini d’embarquer ses derniers éléments légers aux premières heures de la nuit. Le 6ème tabor du capitaine Then du 73ème goum pénètre le premier dans Bastia à 5 h. 45. Il est suivi une heure plus tard par les « chocs » du capitaine Manjot. Le 2ème bataillon du 1er R.T.M., arrivé du sud, entre dans la ville vers 9 h. 15, suivi par le 2ème escadron de reconnaissance du 4ème R.S.M. à 10 h. 15. « La encore les patriotes se montrent particulièrement efficaces. Ils permettent aux troupes de pénétrer rapidement dans la ville, de s’y établir aux endroits stratégiques et de reprendre en main les points névralgiques » (8). Quant aux Italiens de la division Pedrotti lancés eux aussi vers Bastia, l’accès à la ville ne leur est pas permis avant que les Français n’y pénètrent ; « pour éviter un enchevêtrement de forces qui pourrait être fâcheux, le général Henri Martin demande au général Magli d’arrêter ses éléments à hauteur du village de Biguglia. » (9) Plus tard dans la matinée alors qu’on n’ entendait plus le bruit des armes depuis quelques heures, survient un bombardement sur la ville, un de plus, le plus meurtrier. Il est le fait des bombardiers américains du Strategic Air Command qui avaient été sollicités trois jours auparavant mais qui arrivaient après les combats et n’avaient pas été avertis de la libération de la ville. Les bombardements Alliés et Allemands « ont fait au total près cent soixante dix morts et trois cents blessés parmi la population civile ; 80 immeubles détruits et 655 sinistrés sur les 744 que comptait la ville, soit 3 471 des 8 000 appartements. Bastia s’est vue décerner la Croix de guerre avec palmes. » (10)
Qui les premiers arrivés dans Bastia ? les troupes italiennes ou françaises ?
« … que Rome ne puisse pas un jour faire état de l’aide apportée par l’armée italienne dans la reconquête d’un département français ». C’est la recommandation expresse des autorités françaises du Comité Français de Libération Nationale. Et rené Massigli, le commissaire aux affaires étrangères a mis en garde le général Giraud ; si les anglo-américains ont reconnu la cobelligérance de l’Italie après sa capitulation, la France l’a contestée et refusée. Et aujourd’hui encore – c’était flagrant lors des cérémonies officielles du 70ème anniversaire de la libération de l’île – l’État français dénie toute contribution de l’armée italienne. (Cf : « Les troupes italiennes en Corse pendant les combats de la Libération »). C’est pourquoi, s’agissant de savoir qui des italiens ou des Français furent les premiers à pénétrer dans la ville, il faut accorder quelque crédit à la version italienne livrée par Fabrizio Carlone (11). « A 9 h. 45, ce 4 octobre, l’officier [le sous-lieutenant Pancotti] et ses subordonnés firent irruption dans l’hôpital de la ville […] ». A 11 h. 30, la patrouille emmenée par Pancotti, Bastia traversé, intercepta les premiers Français qui entraient dans la ville. Les nouveaux alliés n’avaient pas une attitude amicale et étaient accroupis sur la route avec des fusils pointés sur les bersaglieri qui leur avaient brûlé la politesse. Pancotti, qui avait avec lui sept hommes montés sur cinq motocyclettes, aborda avec détermination le capitaine français. Il s’agissait probablement des soldats du 73ème goum que l’historiographie officielle française accrédite comme le premier détachement à être entré dans Bastia à 5 h. 45 du matin, le 4 octobre, suivi du Bataillon de Choc, du 1er RTM et du 4ème RSM. […] Le bersaglieri furent rappelés par leur commandement mettant fin ainsi, […] à cette friction entre Français Italiens. l’ordre avait été donné par le général Magli qui avait accédé à la demande formulée par le général Louchet, intermédiaire du général Pedrotti [dont relevait Pancotti].
Antoine POLETTI
Notes
(1) « La Résistance en Corse ». Ouvrage collectif. Ed. Farmo Genève. P. 84
(2) Général Gambiez . « La Libération de la Corse. p. 239
(3) Ibid. p. 254
(4) « La Résistance en Corse » ouvrage collectif. Chap. « Des clandestins débarquent ». p. 89
(5) Ibid. p. 92
(6) Ibid. pp. 94, 95
(7) Général Gambiez . « La Libération de la Corse. p.252, note n° 3.
(8) Ibid. p. 253
(9) Ibid. p. 253
(10) Bastia,une ville ravagée. In « La Corse dans la Seconde Guerre mondiale » Ed. Albiana. p. 216
(11) Fabrizio Carloni. « Loccupazione italiana della Corsica. Novembre 1942-ottobre 1943. Ed. Mursia. PP 177 et suivantes.
LES LIENS
Le témoignage du Gl Allemand Von Sunger und Etterlin.
Le témoignage du soldat Giovanni Milanetti.
Désaccord entre le Gl Gambiez et le Commandant Paul Colonna d’Istria
Le témoignage de Charles Zuccarelli
Les troupes italiennes et la libération de la Corse