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Archives : éditoriaux L’obstination du témoignage contre celle du crime

26 août 2019
Pour le colloque annuel de l’ANACR 2B qui était organisé le 25 mai dernier à Bastia c’est à l’historien Hubert Lenziani qu’avait été confié le rôle de médiateur. A charge pour lui aussi d’en tirer les conclusions pour une prochaine livraison de la brochure A Memoria qui publiera à l’automne les actes du colloque. Comme le thème de l’irrédentisme et de la collaboration avaient été abondamment traités lors du colloque, Hubert Lenziani ne pouvait pas ignorer pour sa conclusion la parution cet été d’un stupéfiant article de Corse-Matin qui visait à réhabiliter deux figures de proue insulaires de l’irrédentisme ; une justification supplémentaire de  » l’obstination du témoignage contre l’obstination du crime » (A. Camus).

 

POUR CONCLURE ET NE PAS OUBLIER

Le thème du présent colloque s’inscrivait a priori dans un cadre passionné, voire passionnel, tout au moins sujet à controverse aiguë. Il n’en fut rien, puisque la principale intervention – de qualité précisons-le – sut marier connaissance du sujet et explication neutre et pédagogique, ces deux aspects permettant au public de participer à un débat serein et fructueux.
Tout en entrant de plain-pied dans l’esprit dépassionné de cette journée, la présente réflexion nous oblige néanmoins à soulever un aspect dont l’évocation a pu laisser un goût d’inachevé chez certains participants, à savoir le rôle des idéologues irrédentistes durant l’occupation italo-allemande, en 1942-1943. Ceux-ci, et non des moindres (Filippini, Giovacchini, Rocca, Yvia-Croce, entre autres), ont mis leurs convictions au service d’une collaboration plus ou moins étroite avec l’occupant, italien notamment.
Utilisant tour à tour le discours propagandiste depuis l’Italie (Filippini), l’intervention auprès des prisonniers corses (Giovacchini), la délation (Yvia-Croce), voire les sévices à l’encontre des résistants insulaires (Rocca), cette intelligentsia est ainsi passée de son cadre idéologique initial à l’action de terrain.
Cette caractéristique ne peut être niée, voire absoute, au seul prétexte d’un talent littéraire reconnu et participant de l’attachement à l’identité et à la culture insulaires. Pouchkine a écrit : «Le génie n’excuse pas la turpitude ». Il en est ainsi des écrivains précités, car, contexte de l’époque aidant (une île occupée et meurtrie dans un conflit mondial), les faits sciemment accomplis sur le moment par ceux-ci, ne peuvent prétendre à l’indulgence d’une histoire a posteriori.
Cela d’autant plus, qu’aujourd’hui la tendance est à une certaine réhabilitation implicite, comme en témoigne l’article du Corse-Matin, daté du 28 juillet 2019, lequel était consacré au «Retour aux sources guidé par A Guardia Corsa Papale » – titre – de Pietro Filippini et Simeone Giovacchini, fils d’Antò Francescu Filippini et Petru Giovacchini. Ceux-ci, «dans le cadre des actions de l’associu di a Guardia Corsa Papale, […] ont émis le vœu de faire étape au village de San Damianu, terre de leurs ancêtres ».
Sans pointer une quelconque responsabilité des enfants, au regard des actes de leurs géniteurs, il n’en demeure pas moins que leur présence sert de prétexte à un article au contenu très orienté, sans qu’il soit besoin de lire entre les lignes. Le passage suivant est assez édifiant à cet égard : «Antò Francescu Filippini, le père de Pietro, y verrait un beau retour aux sources. Lui qui est décédé en Italie sans avoir eu l’occasion de revenir sur sa terre de Corse. Il faisait partie du mouvement autonomiste – le terme irrédentiste eut été plus adapté – de A Muvra et a collaboré entre autres à La Corse ancienne et moderne, aux archives historiques de la Corse, et autres grands journaux et magazines politiques littéraires. Sa collaboration avec Petru Giovacchini est également connue, au bénéfice de la culture corse ».
Aucune précision n’est donnée quant aux raisons de l’exil italien de Filippini, tout en adoucissant le profil idéologique de ce dernier avec le terme autonomiste. Quant à la référence à l’apport culturel, elle sert d’alibi, tout en recouvrant d’un voile spécieux la mémoire de nos années d’occupation fasciste. Enfin, les dernières lignes de l’article sont sans équivoque quant à l’esprit qui sous-tend la démarche entreprise à l’occasion : «L’intérêt démontré par des personnalités telles que Pietro Filippini et Simeone Giovacchini  contribue à légitimer la démarche entre Rome et la Corse. Anto Francescu Filippini aurait apprécié ! ». Le poète aurait peut-être apprécié, les résistants corses moins…
En effet, on ne saurait oublier que la Rome de Filippini était celle de l’Italie fasciste, quoique de nos jours,  la conjoncture politique italienne en exhale certains relents. Aussi, perçoit-on, à travers ce type de manifestation, une certaine tentative d’inflexion de l’Histoire, présentant in fine les coupables – sur des faits établis d’ailleurs – comme des victimes, au motif que le talent littéraire dispense des responsabilités… À ce propos, concernant son refus de gracier Robert Brasillach, le général de Gaulle n’avait-il pas dit : «Le talent oblige aux responsabilités ».
Ayant choisi leur camp, à savoir celui d’une Corse incluse dans l’Italie fasciste, les irrédentistes en action se devaient d’en assumer les responsabilités. D’ailleurs, les Filippini et Giovacchini ont mis leurs actes en accord avec leurs principes, finissant leurs jours en Italie.
Le rappel des faits que nous venons de mettre en évidence, à travers l’exemple de figures emblématiques de l’irrédentisme, ayant versé dans la collaboration active, appelle à une prise de conscience, à la fois historique et mémorielle. En histoire, les faits sont têtus et leur caractère ne saurait se diluer dans le filtre de l’indulgence, voire de l’oubli, surtout au regard du contexte les entourant.
Les acteurs dont il est question ont agi selon leurs convictions idéologiques, les mettant en pratique, avec l’espoir de les voir se réaliser, à savoir la victoire des forces italo-fascistes. Cette victoire, ne l’oublions pas, aurait conduit au sort funeste de milliers de Corses, hypothéquant d’ailleurs l’existence physique de nombre de participants d’aujourd’hui, voire des générations d’après-guerre. Aussi, que vaut leur talent littéraire face à l’avenir barbare qu’un succès de l’Axe réservait à notre civilisation ?
C’est cette réalité promise que doit intégrer le volet mémoriel de notre prise de conscience, sans logique uchronique d’ailleurs, l’hypothèse se muant, nous le pensons, en certitude. Dans ce cadre mémoriel, un seul nom et un seul destin, suffiraient à imposer le silence aux thuriféraires, chantres a posteriori des idéologues irrédentistes auxquels nous nous sommes référé : Émile Reboli, résistant corse, torturé par Petru Rocca et ses amis fascistes. En témoignent les serviettes trempées de sang que sa fille ramenait le soir à la maison familiale, ainsi que nous le rappelait avec émotion feu Jean-Baptiste Fusella. Même si le bourreau se pare d’un quelconque, voire évident talent de plume, au service d’une culture identitaire, corse fut-elle, il demeure un bourreau.

Sans vouloir jouer les gardiens du temple, nous pensons être dans l’esprit de ce colloque – Histoire et Mémoire de la Résistance corse – , en soulignant l’intérêt qu’il y a  à dévoiler tous les aspects de l’irrédentisme, et ce, durant la période d’occupation italienne. On ne peut, contexte oblige, dissocier l’idée de l’action, le verbe du bras qui tue, sous peine de trahir la mémoire des victimes, et, plus dommageable scientifiquement, aboutir à une cécité de l’Histoire.

Hubert Lenziani

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