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1943-1945. De la Corse libre à la France libreDossiers 21 avril 1944, le droit de vote et d’éligibilité des femmes. Et après ?

22 décembre 2021
Le vote des femmes
Affiche en faveur du droit de vote et d’éligibilité des femmes

Dans un livre intitulé « Les femmes ou les silences de l’histoire »1Michelle Perrot. Les femmes ou le silence de l’histoire. Ed. Champs flammarion, l’historienne Michelle Perrot fait remarquer que ce silence enveloppe « … le continent perdu de vies englouties dans l’oubli où s’abolit la masse de l’humanité […] . Parce qu’elles apparaissent moins dans l’espace public, objet majeur de l’observation, on parle peu d’elles, et ce, d’autant moins que le récitant est un homme qui s’accommode d’une coutumière absence. […] Le manque d’informations concrètes et circonstanciées contraste avec l’abondance des discours et la prolifération des images. Les femmes sont imaginées beaucoup plus que décrites ou racontées, et faire leur histoire, c’est d’abord, inévitablement, se heurter à ce bloc de représentations qui les recouvrent et qu’il faut nécessairement analyser […]. »
C’est effectivement ce silence auquel on est confronté sur le sujet ; les sources sont lacunaires. Elles sont néanmoins suffisantes pour faire l’approche de la question

21 avril 1944. Le droit de vote et d’éligibilité des femmes. Mais les mentalités …

Le 21 avril 1944, conformément au vote de la majorité de l’Assemblée Consultative Provisoire (ACP)2Au sein de cette assemblée sont représentés les mouvements résistants, les partis politiques et les territoire engagés dans la guerre aux côtés des Alliés sous la direction du Comité français de libération nationale (CFLN). Le général de Gaulle, au nom du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF), signe une ordonnance portant sur l’organisation des pouvoirs publics en France. Dans son article 17, il est écrit que les Françaises disposent dorénavant des mêmes droits politiques que les hommes : elles sont éligibles et peuvent voter comme eux à toutes les élections.
Durant la Première Guerre mondiale ou au lendemain de celle-ci, eu égard au rôle des femmes durant le conflit, leur droit de vote fut adopté dans une trentaine de pays. Pas en France. La revendication a certes franchi un palier et a gagné en popularité dans le pays mais le Sénat, où domine le Parti radical socialiste, refusa obstinément d’y faire droit malgré les votes réitérés de l’Assemblée nationale en sa faveur. Ce parti, dont le ciment idéologique est la laïcité, agite à chaque fois que, par le biais du vote des femmes, supposées être sous influence du clergé, on prendrait le risque d’une remise en cause de la loi de 1905 sur la laïcité. Mais en 1944 ces préventions ne résistent pas à ce phénomène majeur qu’a été la Résistance féminine qui plaide pour l’avènement de leur pleine citoyenneté. 21 avril 1944, le droit de voter et d’être élue pour les femmes est donc acté.

Pour autant, est-ce à dire que la contribution des femmes à la Résistance et à la libération du pays a tranché définitivement la question ? Théoriquement oui mais combien d’obstacles encore à surmonter ? Comme dans d’autres pays où les femmes votent déjà, ce droit s’avèrera être une condition nécessaire mais pas suffisante. En effet, encore faut-il que soient créées les conditions de vie socioculturelles qui facilitent la mise en application de ce droit. Au surplus, on sait la force du préjugé venu du fonds des âges, porté par les croyances et les religions, qui maintiennent la femme dans un état d’infériorité mentale ; pas mieux que les mineurs et les handicapés mentaux. En France, cette infériorité avait été introduite dans le Code civil en 1804, sous l’Empire. Il a fallu attendre 1938 pour y mettre fin. Mais on en avait pas fini pour autant : l’incapacité juridique était abolie mais pas tout à fait ; abolie en termes généraux mais pas en détail : par exemple, il a fallu attendre 1965 pour que les femmes puissent signer un chèque sans le consentement du mari. C’est dire… En fait, la mentalité qui sous-tendait cette incapacité a perduré. On s’en fait une idée à la lecture des débats lors de l’élaboration du programme du Conseil National de la Résistance ou quand le droit de vote est venu à l’ordre du jour de L’Assemblée Consultative Provisoire à Alger au printemps 1944

L’âpreté des débats au C.N.R. et à l’A.C.P. (Assemblée consultative provisoire)

Le Conseil National de la Résistance, composé d’hommes exclusivement (16 hommes), a élaboré son programme pour l’après-guerre qui est publié le 15 mars 1944. Il y est écrit que le pouvoir assurera :
1/ « L’établissement de la démocratie la plus large possible en rendant la parole au peuple français par le rétablissement du suffrage universel ».
2/ « L’égalité absolue de tous les citoyens devant la loi ».
Mais il n’y a rien d’acté s’agissant du vote et de l’éligibilité des femmes. Le sujet a été débattu et ils sont majoritaires ceux qui y sont favorables mais la règle c’est que toutes les décisions doivent se prendre à l’unanimité. Une voix discordante suffit à empêcher l’adoption d’une mesure du programme. En l’occurrence, la voix discordante, c’est principalement celle des membres du Parti radical. L’incapacité des femmes de se soustraire à l’influence qu’exerce sur elles le clergé continue de les préoccuper mais c’est sur des facteurs plus circonstanciels que les Radicaux argumentent ; notamment l’absence de tous ces hommes prisonniers, déportés et militaires qui ne seraient pas revenus chez eux au moment des premiers scrutins. Et ils invoquent, au surplus, la difficulté d’établir dans de courts délais la liste électorale des femmes alors que règnera pour plusieurs mois encore un relatif désordre dans le pays.

 A l’Assemblée Consultative Provisoire, le 24 mars 1944, à Alger (Une seule femme présente au tournant des années 42-43), les mêmes arguments reviennent dans le débat mais l’issue est toute autre puisque les décisions se prennent à la majorité. Ce vote de l’A.C.P. est en fait l’aboutissement d’âpres négociations commencées depuis le mois de décembre 1943 au sein de de la commission chargée de préparer une réforme de l’État et ses institutions. Elle est présidée par le radical Paul Giacobbi. La commission s’est réunie 27 fois de décembre 1943 à avril 1944, et la question du droit des femmes a été évoquée au moins 10 fois3Le journal de l’ANACR, « France d’abord ». 1er trimestre 2017. pp. 11, 12, 13. Lors de la deuxième réunion de la commission, le sénateur Paul Giacobbi, président de la commission, s’interroge sur l’importance de cette mesure et surtout sur son urgence : « Pensez-vous qu’il soit très sage dans une période aussi troublée que celle que nous allons traverser de nous lancer ex abrupto dans cette aventure que constitue le suffrage des femmes ?  » Pour Paul Giacobbi, ça peut attendre4Au fil des réunions, les opposants affûtent leurs arguments : « …Les Françaises ne peuvent pas donner leur avis dans un futur immédiat, en raison de l’absence de toute liste préparatoire [et] d’une très grande partie de l’électorat masculin, ce qui entraînerait un déséquilibre trop marqué dans la composition du corps électoral« . Quelques jours plus tard, la commission admet toutefois que les femmes pourront voter et être éligibles pour les seules élections municipales mais encore faut-il que soient présents au moment du vote au moins 80 % de l’électorat masculin. On se croirait revenu aux byzantines discussions de la IIIème République. Autre argutie : les femmes ne pourront pas voter mais elles sont éligibles. Et dans un jésuitisme raffiné, le président de la commission dit vouloir éviter « une déconsidération du vote féminin si celui-ci jouait pour la première fois dans de si mauvaises conditions ».

Le débat arrive enfin à l’Assemblée Consultative Provisoire, le 24 mars 1944. Le député communiste Fernand Grenier saisit le président de l’A.C.P. d’un amendement aux propositions de la commission : « Les femmes seront éligibles dans les mêmes conditions que les hommes » et ce « …à toutes les élections qui auront lieu dès la Libération ». Paul Giacobbi rejette l’amendement avec les arguments qu’on connaît et fait remarquer : « Quels que soient les mérites des femmes, est-il bien indiqué de remplacer le suffrage universel masculin par le suffrage universel féminin ? »  Finalement, l’amendement de Fernand Grenier est mis aux voix lors d’un scrutin public. Il est adopté par 51 voix contre 16. Parmi ceux qui ont voté pour, Arthur Giovoni. Parmi ceux qui ont voté contre, Paul Giacobbi et Henri Maillot.

La Corse ouvre la brèche. Mais sur l’île comme ailleurs, après, ce sera l’enlisement.

Dès le 9 septembre, aussitôt la ville d’Ajaccio libérée, un conseil municipal est élu à mains levées. Sur les 29 membres figure une femme : Renée Pages née Périni, la sœur de Danielle Casanova. C’est peu mais ça a valeur de symbole. Les maquis s’en font l’écho. Cette « première » ouvre une brèche, Elle « donne un nouveau poids aux propositions suffragistes et contribue à isoler l’opposition des radicaux avant que l’A.C.P. ne se penche sur le sujet »5Simon d’ell Asino. Le suffrage des femmes et la Résistance. Retour sur un débat oubliéref= »https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin-2017-1-page-137.htm »>https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin-2017-1-page-137.htm. Consulté le 17.12.2001. Quand devant la foule rassemblée sur la place de la mairie d’Ajaccio, les responsables du Front national égrène les noms des conseillers et annonce celui de Renée Pagès « Tous les yeux s’arrondirent d’étonnement, écrit Dominique Sampieri, les traits se figèrent en mimiques diverses où l’on pouvait lire l’incompréhension, le doute et l’incrédulité. Un court instant, les langues se cabrèrent avant qu’elles se débrident en un galop infini de commentaires »6Dominique Sampieri. Eté 1943. Ed. Les presses du Midi. 2004. p. 263. Dans le Comité Départemental de Libération, une structure désignée par la Résistance à la Libération pour assurer la transition entre le régime de Vichy et l’Etat républicain, il n’y a aucune femme. Ce comité, composé de 9 hommes, placé sous la responsabilité du préfet, sera plus tard remplacé par une Commission départementale intérimaire qui est installée le 31 mai 1944. Sur les quarante deux membres désignés, une seule femme en fait partie; c’est Jéromine Benielli, l’épouse de Nonce Benielli, un des principaux dirigeants du Front national qui avait été déporté en Italie.

A-t-on fait mieux sur le continent ? On saura plus tard que des 75 départements ayant répondu à un questionnaire, 71 d’entre eux comptent au moins une femmes dans les CDL. Au total, elles seront 127 femmes sur les 1673 membres de ces CDL ; soit 7,6 %. C’est peu mais bien supérieur au pourcentage d’élues dans les conseils généraux, plus tard. A partir de 1952, les femmes ne représenteront plus que 0,2% des conseillers généraux. En Corse, il n’y a plus qu’une élue : Mme Campinchi, la fille de Landry, l’ancien député et ministre, la veuve du ministre du Front populaire, César Campinchi, membre du Parti radical, réélue à Sari d’Orcino, alors que lors de la première élection du Conseil général, les 23 et 30 septembre 1945, trois femmes avaient été élues : Mme Campinchi, la sœur de Fred Scamaroni, Marie-Claire, à Bonifacio et sa mère, Charlotte à Levie, toutes deux sur une liste socialiste.

Les élections cantonales de septembre 1945 seront suivies en octobre de l’élection des députés pour la Constituante. L’année suivante, les électeurs et électrices sont encore appelés aux urnes deux fois, en juin et novembre, pour désigner leurs députés. Pour les trois consultations de 1945 et 1946 destinées à élire les quatre députés de Corse, par deux fois seulement, des femmes sont candidates : une fois Marie-Claire Scamaroni pour le Parti socialiste et une autre fois Antoinette Carlotti pour le Parti communiste. Aucune des deux n’est élue. D’ailleurs, la chose est entendue : jusqu’à nos jours, il n’y aura jamais de femmes de Corse au Palais Bourbon, et encore moins au Palais du Luxembourg7Au Sénat, le 24 décembre 1946, pour le discours d’investiture, le président Champetier de Ribes, ne fait même pas mention de la présence des femmes qui siègent pour la première fois dans cette assemblée. Sur 314 sièges, elles en occupent 21, soit 6,69 % du total. En 1971, à l’étiage, elles ne seront plus que quatre, soit 1,41 %. Il faudra attendre 2001 pour retrouver le même pourcentage de représentation qu’à la Libération.

Dans l’immédiat après-guerre, en France, ce sont plus de trente femmes qui font leur entrée à l’Assemblée nationale. A la première Constituante, 33 femmes siègent au Palais Bourbon (17 communistes, 6 socialistes, 9 M.R.P. et une divers droite); c’est d’avantage de femmes qu’au Parlement anglais alors que les femmes votent et sont éligibles depuis vingt cinq ans. Néanmoins, après cette embellie de l’immédiat après-guerre, à partir de 1951, la proportion des femmes en politique – toutes élections confondues – s’amenuise. Au plus bas, à l’étiage, de 1958 à 1968, pour chaque législature, elles seront sept élues en moyenne pour une soixantaine de candidates. C’est un peu mieux pour les élections municipales mais d’une manière générale les femmes sont reléguées aux marges de la vie politique … et en Corse, avec quelques facteurs aggravants qui font obstacle à l’égalité femme-homme pour les droits civiques et politiques

Des facteurs aggravants pour la Corse.

En cause ? les conditions culturelles et socioprofessionnelles des femmes. La Corse accuse un retard particulier au niveau de l’instruction publique. En 1936 le taux d’analphabétisme était le plus élevé de toute la France. C’était vrai pour les hommes, et plus encore pour les femmes : en Corse, quatre fois plus de femmes analphabètes que la moyenne nationale. Il n’existe, en 1936 en Corse, qu’un collège pour fille, sans internat, relève l’historienne Hélène Chaubin8Hélène Chaubin, « Femmes dans la Résistance méditerranéenne », Clio. Femmes, Genre, Histoire. 1995. mis en ligne le 01 janvier 2005, consulté le 01 octobre 2016. Il n’existe pas d’université mais heureusement une Ecole normale d’institutrice. En cause aussi, le taux d’activité des femmes : il n’est que de 13,6 % en Corse pour une moyenne nationale de 30,6 %9Ibid. Ce taux d’activité tombera à 10,8 % en 1962 pour remonter en 1975 à 15,8 %10Source INSEE Corse. Le taux d’activité est le rapport en pourcentage de la population active à la population totale de la même catégorie. En 1975, il y a 17.010 femmes qui travaillent en Corse, soit 21 % de la population active totale (1 femmes sur 5). Ce pourcentage – 28% – est plus élevé dans la population active française.
A ces handicaps objectifs il faut ajouter, dans un monde à dominante rurale et paysanne, la prégnance des idées de l’Église catholique qui, écrit l’abbé Casta, « a placé la femme dans un état d’infériorité par rapport à l’homme » et « maintien la femme dans un état juridique d’infériorité manifeste »11Abbé François J. Casta. « L’Église corse et la femme » dans Études corses, « Femmes corses et femmes méditerranéennes. N° 6-7 daté de 1976. PP 286 à 309 tout en la nimbant d’un triple idéal : épouse modèle, mère aimante et vierge immaculée dans la personne de Marie, la Madre universale du Dio vi salve Régina.

Dans les conseils municipaux, l’apparition des femmes est discrète mais réelle. Des élections d’avril-mai 1945 (126 femmes élues) jusqu’aux élections de 1953, les femmes sont présentes dans les conseils municipaux avec des postes d’adjointes à Ajaccio (Félicité Nicolaï, PCF, 4ème adjointe) et à Bastia (Mmes Louise Lucchesi (PCF) et Mlle Marie Bourgeois (Rad. soc.) en 1947. Cette dernière, comme Félicité Nicolaï à Ajaccio, est réélue en 1953. Dans les villages quelques femmes occupent les fonctions de maires dans sept communes de Corse en 1947.

Les anti-suffragettes. Droits formels et droits réels.

En suivant les travaux du C.N.R. et de l’A.C.P. on a eu une idée des arguments des partisans et opposants au droit de vote et d’éligibilité des femmes en ce printemps 1944. Quelques jours avant le vote de l’A.C.P., l’Union des Femmes Françaises en Corse, une puissante association d’obédience communiste qui revendique quelques 6.000 adhérentes en Corse en 1944, publie dans son journal « Femmes de Corse », qui tire à 5.000 exemplaires environ12A.D. Corse-du-Sud. Série 26 W 24. Rapport du commissaire de police. 17 novembre 1947. Le commissaire fait état d’un tirage de 5.500 exemplaires en 1946 et 5 000 exemplaires, dont 20 % sont invendus en 1947. L’article est intitulé : « Émancipation de la femme ou féminisme ? ». C’est un pamphlet contre les suffragettes et les féministes. Le féminisme est accusé de « cloisonner l’humanité en deux groupes rivaux et propose au groupe mineur de s’élever au niveau de l’autre, au lieu d’avoir de larges perspectives, de préconiser l’amélioration de la race humaine par la collaboration totale et saine de tous ses éléments. » Pour Cinarella qui signe l’article, au nom de l’universalisme, la distinction des genres masculin-féminin est récusée. Ce sont là exprimés les reproches d’un courant de pensée du mouvement ouvrier contre les féministes à qui il fait grief de recruter surtout dans la bourgeoisie ; des bourgeoises qu’elles accusent de les traiter avec condescendance et qui prétendent les représenter. « Pour ces femmes socialistes, le féminisme est bourgeois par essence », écrit l’historienne Michelle Perrot13Ibid. Michelle Perrot. Les femmes ou les silences de l’histoire. pp 239, 240. Voilà bien « l’argument propre à empêcher le « Front de sexe » [interclasses donc], toujours suspect de trahison. La violence antiféministe de certaines femmes socialistes (Comme Louise Saumoneau en France, ou Clara Zetkin en Allemagne] viennent de là. »14Marie-José Chombart de Lauwe. dans la collection L’Humanité en marche. ed. 1971. P. 98.
L’auteure de l’article de « Femmes de Corse », Cinarella, explique encore que « Le féminisme est offert comme un idéal à une minorité de femmes privilégiées. Enfin, le caractère réactionnaire du féminisme des suffragettes et snobinettes salonardes éclate dans leur revendication majeure : le bulletin de vote. L’idéal social et politique de ces femmes, […] est de donner à des masses inéduquées le droit à l’élection dont les hommes, dans une démocratie volontairement faussée et mutilée, ont fait si mauvais usage. » Pour Cinarella, la femme doit s’émanciper par l’obtention de droits égaux pour le travail. « Cette émancipation libératrice est à l’opposé du féminisme rétrograde qui, opposant les femmes aux hommes et les femmes entre elles, et ne faisant que changer le nom de la servitude de l’immense majorité, n’est que le reflet de la fausse démocratie »15Femmes de France du 15 avril 1944. Article signé par Cinarella. Pour ces anti-suffragettes, le droit de vote est un leurre, un droit formel qu’elle oppose aux droits réels.Autrement dit, l’amélioration des conditions culturelles et socioprofessionnelles des femmes, comme celles revendiquées par la classe ouvrière vont du même mouvement et sont seules susceptibles de les faire accéder tous -hommes et femmes- à la pleine citoyenneté.

La force du préjugé 16C’est le titre d’un livre de Pierre-André Taguieff. Tel Gallimard

A la veille des élections municipales d’avril-mai 1945, les premières auxquelles les femmes pourront participer, l’innovation est passée sous silence. Le journal de l’U.F.F. en Corse revient sur le droit de vote des femmes. Ce numéro d’avril 1945 du bi-mensuel de l’U.F.F. est consacré presque exclusivement à cette élection, avec de nombreuses interviews.
Les questions posées :
Êtes-vous partisans du vote des femmes ? Sont-elles capables de voter ? Est-il souhaitable qu’il y ait de nombreuses femmes élues ? Trouvez-vous que l’harmonie des foyers ne peut que gagner à l’entrée des femmes dans le vie politique ? Pourquoi ? Quels bienfaits en résulteront pour l’avenir du pays ? Et en encadré, une phrase de Caton adressée aux Romains : « Le jour où elles deviendront nos égales, elles nous seront supérieures« . Pas de quoi rassurer les hommes qui ne sont déjà pas bien convaincus de l’égalité homme-femme !
Les réponses :
Le préfet : « [Les femmes] représentent l’élément de bon sens par rapport à l’homme [qui est] plus exalté. Leur vie calme leur laisse le temps de la réflexion et elles sauront juger de façon plus objective. […] Les femmes sont toujours plus près du réel que les hommes. » Mgr Llosa, évêque d’Ajaccio. « J’estime que dans un vrai régime démocratique le vote des femmes est indispensable[…] Qui oserait contester que la femme représente dans l’organisme social un élément tout aussi important que l’homme, et qu’elle n’a pas moins d’intérêt à la bonne gestion des affaires publiques […] » . [Mais] D’une manière générale il ne serait pas souhaitable qu’un grand nombre de femmes briguent des mandats électoraux. En étant l’animatrice du foyer, la femme sert le bien commun d’une manière ordinairement plus efficace qu’en tout autre genre d’activité mais sur le plan municipal on pourrait envisager utilement une plus large collaboration des éléments féminins.
Nos hommes de France ont tout de même le sens suffisant de la liberté individuelle pour admettre que leur femme ne partage pas leurs préférences politiques. » Dans le journal La Croix, le jour même du 1er tour des municipales, le 29 avril 1945, Pierre L’Hermite (alias le prêtre Edmond Loutil), fait entendre un autre son de cloche : « …c’est le saut dans l’inconnu. Que Dieu protège la France.
Le Commandant Silvani est confiant : […] En Corse, l’union des ménages ne serait nullement menacée. Chez nous, en vertu de traditions encore tenaces, la femme se range volontiers à l’avis de l’époux. » M. Etienne Guillou (Vice-recteur de la Corse) qui a exercé pendant quinze ans dans les pays nordiques : « …ça se passera très bien chez nous [aussi]. ». Même optimisme, et pour les mêmes raisons de Mlle Canavaggio (Directrice de collège). Mlle Ferracci, coiffeuse : » Bien des ménages seront plus unis. Les maris prendront plaisir à faire l’éducation politique de leur femme, et elles en seront heureuses. Et qui sait ? peut-être perdront-ils l’habitude de s’attarder dehors après le travail ? » Mme Adeline, vendeuse au marché. : « Je crains que les femmes n’apportent dans les réunions publiques de la nervosité et ne soient pas maîtresses d’elles-mêmes. Aux queues du marché, les femmes se laissent quelques fois aller à des actes impulsifs et à des écarts de langage. Mais je reconnais qu’elles n’en apportent pas moins à la table familiale la soupe et la salade pendant que les messieurs se reposent dans l’heureuse ignorance de ces tracas. » Deux semaine plus tard, le journal revient sur le vote des femmes et relate des propos de Mme Scaglia tenus lors du congrès de l’U.F.F. en avril 1945 : « Notre force : nous n’avons jamais pris part aux lamentables luttes partisanes auxquelles donnaient lieu trop souvent, hélas, les élections de naguère […]. Nous voulons regarder plus haut, respirer un air pur débarrassé de ces miasmes délétères. » Ces propos de Mme Scaglia prendront tout leur sens quelques années plus tard quand il faudra se rendre à l’évidence : l’air n’est pas aussi pur qu’on pouvait l’espérer. Mais déjà en ce printemps 1945 on assiste au retour des vieux démons de la pulitichella. Il faut dire que depuis la libération de la Corse, Paul Giacobbi, le sénateur de la IIIème République, auréolé de son vote contre les pleins pouvoirs à Pétain, avec l’aval du préfet, et en habile manœuvrier, a su rétablir le pouvoir de son clan.

Un si long chemin …

Pourquoi ce droit de vote acquis en avril 1944 a-t-il eu autant de difficulté à passer dans les faits ? Entre 1962 et 1967, il ne restait plus que huit femmes députées. « Pourquoi un tel recul ? s’interroge Marie-José Chombart de Lauwe, ancienne résistante déportée. « Certaines femmes se sont lancées dans la politique par idéal, à la suite de la Résistance, et avec l’idée qu’après un aussi grand bouleversement, un monde neuf allait renaître ; elles auraient volontiers consacré leurs efforts à promouvoir ce monde plus juste et plus humain. Hélas, la vie politique a retrouvé rapidement ses anciens aspects : intrigues, arrivisme, conflits d’intérêts au sein de ces partis eux-mêmes, etc. Il ne s’agissait plus de courage et d’enthousiasme. Plus d’une a pu se sentir écœurée, déçue ou incompétente dans ce domaine où la plupart étaient incapables d’agir, faute de préparation17Ibid. Marie-José Chombart de Lauwe. La Femme. p. 98. Mme Scaglia aurait pu être de celles-là.

Il aura fallu attendre plus d’une génération après l’ordonnance d’avril 1944, dans les années 70, pour qu’après l’embellie de la Libération et le recul qui a suivi dans les années cinquante et soixante, recommence la marche en avant vers l’émancipation et la conquête des droits économiques, sociaux, civiques et politiques des femmes. En fait, il aura fallu attendre que soient améliorées les conditions objectives pour l’exercice de ce droit, pour que les progrès soient tangibles. Et la Corse, comparée à la moyenne nationale s’avèrera être encore à la traîne. Si on admet que l’emploi des femmes est l‘ ultima ratio pour juger de la place des femmes dans la société, « En 1968, comme en 1962, 11 % des femmes exerçaient une profession. Ce n’est qu’à partir de cette date que l’emploi féminin a progressé […]. Ce taux est passé à 15,8 % en 1975. Cependant, cette année là, la Corse continuait d’être en retard sur les autres régions : 16 % de femmes travaillaient contre 28 % pour l’ensemble de la province et 22 % en Languedoc-Roussillon où le taux d’activité féminine est le plus faible.

Mais depuis la Libération, incontestablement, il a été de plus en plus facile aux femmes de faire des études et de travailler ; de plus en plus facile de s’exempter du choix « soit travailler, soit élever ses enfants. » L’allègement des tâches domestiques, l’accès à des métiers autrefois réservés aux hommes, la place plus grande du tertiaire dans l’économie ont favorisé l’émancipation féminine. Et une étape décisive a été franchie avec les lois sur la contraception et l’ I.V.G. Toutefois, le poids des mentalités persiste. Ça vient de si loin dans l’histoire … La mentalité constate le sociologue Gaston Bouthoul c’est « le lien le plus résistant qui rattache l’individu à son groupe (…) l’élément le plus résistant de notre moi. » L’actualité nous en fourni la preuve; celle des agressions sexuelles qui défrayent la chronique et celles qui à bas bruit peuvent empoisonner le quotidien de femmes et les discrimine sur leur lieu de travail, dans l’espace privé et dans l’espace public. Le combat continue.

Antoine Poletti

Liens : Renée Perini-Pagès, première élue municipale, honorée. – ANACR 2A (resistance-corse.asso.fr)

http://www.resistance-corse.asso.fr/2019/12/16/la-resistance-des-femmes-en-corse/

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