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DossiersHistoire et mémoires Historiographie. Le fait régional.

2 décembre 2019

Faire admettre après guerre que celle-ci pouvait et devait sans attendre être objet de recherche pour l’histoire, convaincre de l’importance du fait régional dans un conflit mondial : une oeuvre pionnière pour les historien(ne)s qui s’y sont attelé(e)s.

L’ approche historique régionale

L’approche du comité d’Histoire était locale. Celle de l’IHTP le demeure grâce au réseau de ses correspondants départementaux. L’Institut d’Histoire du Temps Présent réunit aussi des chercheurs de plusieurs nations. C’est une fabrique d’Histoire à plusieurs étages qui communiquent entre eux de façon fructueuse. Se limiter à l’échelle internationale ou nationale peut, paradoxalement, être réducteur.  Les historiens des temps de guerre ont démontré que la guerre  a été vécue différemment selon les lieux et les origines. On a dépassé le vieil adage selon lequel un temps de guerre était un grand creuset dans lequel se fondaient les identités locales. Les Presses universitaires de Rennes ont publié en cette année 2013 un ouvrage collectif intitulé « Petites patries dans la Grande Guerre » (M. Bourlet, Y. Lagadec, E. Le Gall. Ed. P.U. Rennes) qui encourage les recherches en régions.  L’introduction titre sur « La région en Guerre, un angle mort historiographique ? ». L’étude est également féconde à une échelle infra-départementale car la vision locale renouvelle les problématiques.

La variable corse

Les historiens ont longtemps fait une place insuffisante à la zone d’occupation italienne. Les travaux de Jean-Louis Panicacci sur les Alpes Maritimes, son ouvrage L’Occupation italienne du Sud – Est de la France, juin 1940-septembre 1943, publié  en 2010 par les Presses Universitaires de Rennes, pallient des oublis et créent l’intérêt pour cet aspect longtemps négligé par rapport à l’occupation allemande. Dans son livre sur la Milice paru en 2013 (1), Michèle Cointet le reconnaît : « L’histoire de Vichy est devenue, à la disparition de Paris comme capitale, une histoire à forte dimension régionale […] l’histoire de la France du Sud – Est de l’historien Jean-Louis Panicacci révèle une Italie qui ne se réduit pas à la benoîte image d’un occupant philosémite, un discours récemment mis à mal par Marie-Anne Matard-Bonnucci. Les historiens français, très diserts sur les malheurs de l’Alsace, de la Lorraine ou du Nord, ont longtemps ignoré cette situation de la France du Sud- Est… » (2)
Dans le cas de la Corse on a affaire à une configuration doublement particulière : par la volonté d’emprise de l’Italie fasciste, plus prononcée encore que pour les Alpes Maritimes,  et aussi, évidemment, par son insularité, sa distance aux côtes françaises.
La résistance en Corse  ne s’amorce pas en 1940, mais en 1938, l’année de la manifestation irrédentiste des représentants italiens à la Chambre des Faisceaux. Dans une période où une partie de l’opinion française regarde  avec admiration ou avec complaisance les régimes autoritaires établis à Rome, Berlin, puis Madrid, les  manifestants corses de décembre 1938 initient la résistance. La résistance à l’exigence fasciste.
Avec la défaite il s’est installé à Vichy un pouvoir qui a des affinités avec les régimes autoritaires, et en aura de plus en plus. On ne sait pas ce que va devenir la Corse.  En juillet 1940, Paul Giaccobbi à Vichy n’obtient aucune assurance de Pierre Laval (3). Le commandant Pietri qui est lui aussi à Vichy comprend qu’il faut entrer en résistance, que le découpage du pays précède son démantèlement.
Par la suite, l’indifférence de Vichy à l’égard de la Corse  est avérée. Pas  avouée, mais confirmée. La correspondance entre le préfet Paul Balley et son ministère de tutelle ainsi que les archives diplomatiques italiennes (4) en contiennent les preuves. Cette indifférence a eu quelques avantages : la législation vichyssoise n’a eu qu’une application partielle en Corse. Ainsi en est-il à l’égard des catégories classées comme « indésirables », étrangers, juifs.
Il y a bien eu un recensement des juifs mais à cause de la situation géopolitique et géographique de la Corse, pas de grandes rafles de juifs étrangers en août 1942, pas d’aryanisation des biens. Le spectacle des camps est épargné aux Corses. On ne crée pas en Corse de camp d’internement comparable à ceux d’Agde, de Rivesaltes ou de Gurs. Et en 1943, les jeunes gens requis au titre du STO (5) ne vont pas travailler en Allemagne.
Les Corses sont sur leurs gardes cependant. Ils n’ignorent pas ce que peut donner la collaboration, ce que signifierait une victoire allemande. Il y a pourtant comme partout des partisans de la collaboration ; on leur donne entière latitude de monopoliser la presse et les espaces publics.  Mais ce que la Corse, heureusement, grâce à sa libération précoce, n’a pas connu, c’est l’ultra-collaboration de 1944, l’année où les Allemands et leurs partisans ont perdu toute mesure. 1944, c’est l’année des crimes de la Milice, et des engagements honteux du groupe Collaboration aux côtés des nazis. En 1944, l’Italie est envahie à son tour Il n’y a plus ni modèle italien ni « modèle français » (6). Le seul modèle est celui des nazis.

 L’insurrection de septembre 1943

Partout en France, l’année 1943 est pour la Résistance intérieure l’année de la préparation à l’insurrection : elle doit assurer la Libération et restaurer la démocratie dans le respect du programme du CNR.  Mais les résistants n’en ont pas l’initiative. Ils doivent attendre les mots d’ordre. Au fur et à mesure des opérations de débarquement, ils auront à combattre l’occupant, à paralyser ses communications et ses déplacements.
L’insurrection prématurée en Corse à partir du 9 septembre 1943 est un acte de désobéissance et d’audace. Un acte unique dans l’histoire de la résistance française. Les Allés sont pris par une très difficile opération amphibie à Salerne et aucun débarquement n’est prévu en Corse à cette date. Le général Giraud l’a constamment rappelé aux dirigeants du Comité départemental du Front National qui assument alors la responsabilité d’une résistance régionale presque entièrement unifiée depuis juillet (7). Les Corses depuis plusieurs semaines ont reçu des armes d’Alger : le général Giraud  croit à l’intérêt stratégique de la Corse et à la détermination de la résistance mais ne la considère que comme un soutien à des forces débarquées.
L’explication de l’événement tient à un faisceau de circonstances particulières.  En 1943, la répression italienne avait frappé durement la résistance. Cette répression a atteint un paroxysme pendant l’été de 1943. La tension a été portée au maximum pendant juillet et août. Entre toutes les régions de France, la Corse subit l’occupation la plus lourde. La population de l’île à cette époque n’atteint pas 200 000 habitants, enfants et femmes inclus.  Plus  de 80 000 Italiens et de 10 000 Allemands représentent un poids insupportable. Il a été très bien symbolisé par les monuments de Noël Bonardi : la Résistance soulève la lourde plaque qui obstruait la trappe. L’autre circonstance déterminante est la conjoncture militaire et politique dans cet espace méditerranéen : la capitulation italienne est annoncée le soir du 8 septembre ; c’est le signal attendu par les résistants. De plus, l’Italie de Badoglio rallie le camp des Anglo-Saxons. Paulin Colonna d’Istria lance un double appel : à Alger pour obtenir des secours et au général Magli, commandant des forces italiennes, pour s’assurer de leur neutralité, voire de leur concours. Concours recherché secrètement depuis plusieurs semaines en direction des éléments qui ne sont pas fascistes (8). En refusant d’attendre un débarquement, les patriotes corses prennent d’énormes risques, très augmentés par le transfert de la 90° Panzer Division de Sardaigne en Corse. Mais ils acquièrent une légitimité et des droits. L’ordre d’insurrection souligne clairement que les objectifs sont non seulement militaires mais aussi politiques : dans un premier temps, avec « le remplacement des Conseils municipaux anti – patriotes ».  Un aspect de l’action résistante qui n’a pas été envisagé par le général Giraud.

 Automne 1943 : la question des pouvoirs

La question des pouvoirs est posée en Corse  pour la première fois alors que le CFLN n’a pas encore construit son dispositif. Les résistants ont fait dans la clandestinité bien des projets pour l’après-guerre. Ils savent qu’après les combats revient toujours la politique.  Qui administrera les régions libérées ? Il y plusieurs possibilités : l’AMGOT (9)des Anglo-Saxons déjà appliqué en Sicile.  Autre hypothèse : des autorités locales désignées par le CFLN ; on a débattu de la question en Corse au mois d’août tant à la direction du  parti communiste clandestin qu’au comité départemental du Front national : est-ce à la France Libre de choisir les pouvoirs dans la Corse libérée ? Ou ne peut-on, plutôt, imposer un pouvoir résistant ? De toute manière, le dispositif gaulliste d’administration des régions libérées ne sera mis au point qu’en avril 1944. On sait que De Gaulle a vivement reproché à Giraud le secret dont il a entouré la préparation de la libération de la Corse et même le déclenchement de l’opération Vésuve. De Gaulle ne voulait pas abandonner l’administration aux résistants communistes (10).
En cet automne de 1943, où il devient aléatoire de miser sur une victoire de l’Allemagne, on s’inquiète aussi à Vichy des perspectives politiques de l’après-Libération. Certains Pétainistes (les moins compromis)  entendent prolonger le pouvoir du maréchal et imaginent qu’ils pourront eux aussi conserver le leur. En Italie, le maréchal Badoglio reste à la tête du gouvernement et est reconnu par le commandement allié. Pourquoi ne pas chercher en France une solution analogue ? Pourquoi ne pas utiliser Giraud ?  Giraud qui n’a jamais rejeté Pétain, qui n’a jamais été critique vis-à-vis de la Révolution nationale et qui en octobre acquiert le mérite de l’Opération Vésuve en Corse. L’armée d’Afrique est giraudiste. C’est une force. Le complot pétainiste consiste à manœuvrer pour faire de Giraud un chef de l’exécutif qui sera  adoubé par Pétain et les Américains.  De Gaulle et les communistes seraient alors éliminés; il s’agit donc d’opposer la légitimité d’Alger, confortée par les événements de Corse, à celle du CFLN. Giraud et l’armée d’Afrique contre De Gaulle et la France Libre. Giraud assurerait la transition avec le régime de Vichy tout en le légitimant et cela éviterait une épuration sévère. Le pouvoir constituant reconnu en juillet 1940 au Maréchal Pétain permettrait la promulgation de lois constitutionnelles acceptables par les Alliés. « Une telle hypothèse est envisagée  dans l’entourage du général Giraud, coprésident du CFLN […] La Libération de la Corse rend urgent d’envisager une solution d’avenir » (11).
Les modalités du projet étaient complexes. Elles n’étaient pas irréalisables dans le contexte de l’époque. Si tout le projet a échoué, c’est à cause de l’opposition formelle des Allemands, prévenus par Laval.  Les Allemands en exigent l’abandon et interdisent à Pétain d’annoncer à la radio un projet constitutionnel signé dès le 27 septembre (12).

 Conclusion
  • Les pétainistes n’ont pas pu tirer bénéfice des succès de Giraud.
  • De Gaulle a récolté les fruits politiques. Il a visité la Corse du 5 au 8 octobre 1943. C’est lui qui  a été accueilli comme le libérateur alors qu’il avait sévèrement critiqué les initiatives de Giraud dont il n’avait même pas été informé.
  • L’image magnifiée de la Corse a suscité admiration et espoir sur le continent malgré les calomnies des collaborateurs. La résistance intérieure que beaucoup considéraient au mieux comme un appoint a fait ses preuves en Corse.

Le point de vue stratégique de Giraud a été validé. Mais il ne faut pas oublier que la terre corse a été ravagée dans sa partie orientale,  la région appauvrie pour longtemps. Pendant les guerres franco-allemandes précédentes, la Corse n’avait connu sur son sol ni l’occupation ni les combats.  Jean-Paul Pellegrinetti (13)a observé que sur les monuments aux morts de la deuxième guerre, les listes sont plus longues en Corse qu’ailleurs. Cela tient à la deuxième mobilisation, celle de novembre 1943 qui a donné aux forces alliées plus de 12 000 hommes.  Sur ces monuments, il y a aussi les noms de civils, de résistants, exécutés, fusillés, torturés : le terme de « martyrs » est gravé pour la première fois sur ce type de monuments. Les inscriptions en langue corse y sont apparues à partir de 1980.  Pellegrinetti pense qu’ils sont moins conçus pour le travail de deuil comme ceux de la première guerre que « pour un travail de mémoire et d’histoire », – en somme de réflexion sur ce XX° siècle chargé de guerres successives qui ont beaucoup frappé les sociétés civiles – .  Et chaque région a sa propre mémoire.

Hélène  Chaubin

(1)  Michèle Cointet, La milice française, Fayard, 2013, 343 p.
(2)  Marie-Anne Matard – Bonnucci, L’Italie fasciste et la persécution des juifs, Perrin, 2006, 599 p.
(3)  Pierre Miquel, Les quatre – vingts, Fayard, 1995, 323p.
(4)  R.H. Rainero, La commission italienne d’armistice avec la France, Service historique de l’armée de Terre, 1995, 643 p.
(5)  A.D. Corse du sud, 8W40, rapports de gendarmerie.
(6)  Laurent Kestel, La conversion politique, Doriot, le PPF, et la question du fascisme français, éditions Raisons d’Agir, Paris, 2012, 236p.
(7)  Hélène Chaubin, La Corse à l’épreuve de la guerre, 1939-1943, éditions Vendémiaire, Paris, 2012, 287p.
(8)  Général Gambiez, Libération de la Corse, Hachette, 1973, 318p.
(9)  Allied Military Government of Occupied Territories.
(10)  De Gaulle Charles, Mémoires de guerre, tome 2, Plon, 1956, 511p.
(11)  Michèle Cointet, Nouvelle histoire de Vichy, Fayard, 2011, 797p.
(12)  A.N. 3W 354 et 356.
(13)  Jean-Paul Pellegrinetti, Georges Ravis-Giordani, Du deuil à la mémoire, les monuments aux morts de la Corse, guerre 1914-1918, éditions Albiana, 2011,   134p.

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