Chargement...

 

DossiersQuelles stratégies pour la Corse ? La Corse dans la stratégie britannique

2 décembre 2019

(…) La Méditerranée apparaît fréquemment tout au long de la guerre sur l’agenda du Cabinet Militaire de Grande-Bretagne et des Chefs d’état-major. Les questions méditerranéennes furent souvent des pommes de discordes entre les Britanniques et les Américains. Toutes ces activités produisent une masse de documentation complexe et décourageante. Toutefois, la Corse, fut seulement un élément dans la stratégie en Méditerranée, et les écrits la concernant sont limités.

P.M.H. BELL. University of Liverpool
Colloque international 28  et 29 juin 1976 à Ajaccio. Maison de la culture  de la Corse.

Le problème de perspective est semblable. Examiner la stratégie britannique en Méditerranée sous un volume restreint signifie prendre une vue d’ensemble et tracer les lignes principales de la stratégie et la politique. Examiner la position de la Corse entraîne une limitation de mise au point et une concentration de détail. Faire les deux dans la limite d’un bref document entraine un changement de perspective sensible à la fois pour l’orateur et l’auditeur. Dans l’espoir de préserver la clarté, cette étude est divisée en 3 parties.
La première considère brièvement les principaux traits de la stratégie britannique en Méditerranée pour mettre en route le contexte de notre discussion. La seconde étudie les projets d’opérations contre la Sicile, Sardaigne, Corse et l’Italie continentale, qui furent discutés au cours de l’automne 1942 et une grande partie de 1943. La 3ème examine spécialement la situation de la Corse dans les projets britanniques et les conclusions politiques que les Britanniques tiraient des événements en Corse. Ce rapprochement entraîne une limitation répétée de point de vue, d’une des parties à la suivante.

La stratégie britannique en Méditerranée. Traits généraux

En 1939, la Grande Bretagne était une puissance en Méditerranée depuis près de deux siècles et demi et y entretenait des liens traditionnels difficilement modifiables. Elle y contrôlait des territoires : Gibraltar, Malte, Chypre, la Palestine et l’ Egypte. La Méditerranée et le canal de Suez formaient la route la plus courte entre la Grande-Bretagne et le Moyen Orient avec ses ressources vitales en pétrole, et aussi vers l’Inde, l’Extrême-Orient, l’Australie et la Nouvelle Zélande. Dans le langage de l’époque, c’était la grande artère de l’Empire Britannique. Au commencement de la seconde guerre mondiale, il était naturel que les Britanniques défendent leur position en Méditerranée, et qu’il espèrent l’utiliser dans le futur en tant que base opérationnelle, dans les Balkans, ou si nécessaire contre l’Italie.
En juin 1940, au moment où la France demandait l’armistice, le rappel de la flotte britannique de la Méditerranée orientale fut brièvement envisagé, puis rejeté.
En 1941, il y eut quelques pressions de la part des USA pour le retrait du Moyen Orient de la Grande Bretagne et à la fin de l’année les victoires japonaises dans le Pacifique accrurent les difficultés de tenir la place. Mais les Britanniques demeurèrent fermes. Les Etats-Majors des différentes armes britanniques arguaient à la fin de décembre 1941 que les désastres en Extrême-Orient, avec le contrôle japonais sur le pétrole de l’est Indien, et la menace navale sur l’océan Indien rendaient beaucoup plus important de tenir au Moyen-Orient. Il couvre les fournitures essentielles du pétrole de l’Irak et la Perse et interdit aux Allemands l’accès des bases de l’Océan Indien. Sa perte causerait la chute immédiate de la Turquie et ouvrirait ainsi la route du Caucase aux Allemands. La voie de ravitaillement Russe à travers la Perse serait fermée. Ceci était un résumé admirable des raisons de défendre le Moyen-Orient et la Méditerranée orientale. Mais on ne regardait pas la question comme un simple moyen de défense.
Churchill, dans d’importantes notes, de décembre 1941 envisageait une campagne en 1942 pour occuper entièrement la côte d’Afrique du Nord, afin de poursuivre en 1943 par le débarquement anglo-américain dans le Sud et l’Ouest de l’Europe. Ainsi la Méditerranée deviendrait le passage de l’offensive contre l’Europe.

Durant l’année 1942 les événements se développèrent largement en accord avec les plans envisagés par le J.P.S. (L’état-major des trois armes : Mer, Air, Terre) et Churchill. Le Moyen-Orient était à peine soutenu. En novembre 1942, les forces anglo-américaines débarquèrent en Afrique du Nord Française occupant rapidement Maroc et Algérie avant d’être entravées par la résistance tenace des puissances de l’Axe en Tunisie. C’est aussi en Novembre que la 8e Armée Britannique remporta la bataille d‘ El Alamein et pénétra en Libye. Par ces victoires se termina la première phase essentiellement défensive de la stratégie britannique en Méditerranée.

Dans la phase offensive suivante, il devait y avoir des divergences de vue répétées entre les Britanniques et les Américains sur le rôle des opérations en Méditerranée. En gros, les Américains voulaient concentrer les efforts alliés sur la préparation et le déclenchement d’une invasion de la France Outre-manche et arguaient que des opérations suivies en Méditerranée détourneraient les forces militaires et les navires de cet objectif primordial. Les Anglais, d’autre part, voulaient développer les opérations en Méditerranée pour abattre l’Axe et peut-être le détruire, pour distraire les forces allemandes de Russie et pour fixer les forces qui pouvaient, d’autre part être concentrées en France pour s’opposer à un débarquement. La période de janvier à août 1943, avec trois conférences anglo-américaines vit une série de compromis entre ces différents points de vue.
A la conférence de Casablanca en janvier 1943, les Britanniques assurèrent l’adoption de la poursuite d’une stratégie méditerranéenne qui utiliserait les forces alliées de cette partie qui ne pouvaient ni aller ailleurs, ni se permettre de rester oisives, et qui auraient comme visées immédiates l’ouverture de la Méditerranée à la navigation et la possibilité de neutraliser l’Italie. Les deux alliés tombèrent d’accord sur l’invasion de la Sicile comme premier pas après l’occupation de l’Afrique du Nord, mais aucune décision ne fut prise sur ce qui pourrait être fait après l’occupation de la Sicile.
Le 13 mai 1943, les dernières forces de l’Axe en Tunisie se rendirent. A la conférence de Washington, le même mois, les Britanniques étaient avides d’exploiter ce succès aussi vite que possible. Un mémoire des chefs d’état-major présenta ainsi le cas : il nous semble impensable de rester inactifs durant ces mois critiques, c’est à dire les 9 ou 10 mois estimés nécessaires entre l’invasion prévue en Sicile et le débarquement Outre-manche alors que la Russie est aux prises avec environ 185 divisions allemandes. Les Alliés doivent se presser en Méditerranée pour éliminer l’Italie de la guerre et récolter les avantages de la tension que cela provoquerait en Allemagne. Toutefois, bien que les Anglais eussent désiré exploiter le succès, ils n’étaient pas très surs quant à la façon de procéder, ou à la direction à prendre par la suite : Les Balkans, l’Italie du sud, la Sardaigne ou la Corse étaient toutes notées comme possibilités. Les Américains acceptaient en termes généraux le besoin de poursuivre les succès alliés, mais seulement à la condition que le débarquement Outre-manche appelé Opération Overlord, fût accepté comme étant de première importance avec la Méditerranée comme auxiliaire. La conférence se termina sans aucune décision sur une ligne d’action précise et le cours à suivre après l’invasion de la Sicile fut laissé au jugement d’Eisenhower, le commandant allié en Méditerranée. La situation fut à ce point curieuse, que lorsque les armées alliées débarquèrent en Sicile le 10 juillet 1943, personne n’avait encore décidé du lieu où elles iraient ensuite.

La décision qu’ils pourraient ensuite aller dans le sud de l’Italie fut prise mi-juillet 1943, pour des raisons qui seront considérées plus tard. On pensa à débarquer en Calabre et à Salerne pour le début septembre. Ces opérations absorberaient tous les navires de transports de troupes et de débarquements, empêcheraient toutes autres activités à grande échelle au moment où elles seraient mises à exécution. Quand la conférence de Québec se réunit en avril 1943, les Américains s’alarmèrent devant le développement prolongé de la campagne en Méditerranée et étaient déterminés à restreindre son accroissement futur et s’assurer qu’aucune autre ressource ne puisse être prélevée sur l’Opération Overlord.es Anglais d’autre part voulaient forcer sur les opérations en Méditerranée et conserver différentes options : opérations dans les Balkans pour apporter leur aide aux partisans Yougoslaves et Grecs, une attaque en remontant vers le nord de l’Italie, peut-être prise de la Sardaigne et la Corse dans le processus, ou débarquement en Sardaigne et en Corse comme préliminaires à une invasion du midi de la France, Au cours des événements l’insistance américaine sur la primauté de Overlord prévalut et l’on admit que là où il y avait une diminution de ressources, celles-ci seraient distribuées avec l’objectif principal d’assurer le succès du débarquement Outre-manche. Mais ceci ne signifierait aucunement que les opérations en Méditerranée pourraient prendre fin, et les forces présentes être autorisées à rester inactives. La conférence de Québec proposa des opérations qui dans une première phase anéantiraient l’Italie et captureraient les bases autour de Rome, en une seconde phase prendraient Sardaigne et Corse, et troisièmement porteraient l’attaque vers le nord de l’Italie et envahiraient le midi de la France.

Ces buts ne furent pas exactement suivis, mais en général ils furent mis en œuvre avec succès. L’Italie se rendit en septembre, Sardaigne et Corse tombèrent rapidement après cela et la campagne d’Italie, bien qu’ardue et prolongée tint les armées germaniques sous pression. L’invasion projetée dans le midi de la France arriva après bien des changements et tribulations, mais fut réalisée finalement par le débarquement de l’Opération Dragon en août 1944.
On peut prétendre à des succès semblables, au sens large, pour toute la stratégie en Méditerranée. Les fournitures de pétrole au Moyen-Orient furent défendues avec succès. L’Afrique du Nord fut occupée et la Méditerranée ouverte à la navigation. Mussolini fut réduit à l’impuissance et l’Italie amenée à capituler. Il est vrai que, comme les Américains le craignaient, les ressources furent englouties en Méditerranée au lieu d’être consacrées à l’invasion Outre-manche, mais en contrepartie, d’importantes forces allemandes furent obligées de se tenir dans le sud au lieu d’être libres de se concentrer en France.
Il y avait quelques 50 divisions allemandes sur le théâtre des opérations en Méditerranée au moment du débarquement en Normandie en juin 1944.

Telle fut, en gros trait, la stratégie britannique en Méditerranée formant le contexte général de notre discussion. Il est temps de se concentrer et d’examiner la période (fin 42 et début 43) au moment où les discussions stratégiques se tournèrent vers des opérations possibles contre les grandes iles de la Méditerranée occidentale et sur le sud de l’Italie continentale.

Les îles et l’Italie : Octobre 42 – Juin 43

Le 28 septembre 1942, Churchill écrivit une note particulière aux Chefs d’Etat Major : «Faites moi savoir quelles études ont été faites jusqu’à présent sur l’exploitation de l’Opération Torch –  dénomination de l’invasion en Afrique du Nord – [et si elle] s’avèrerait-elle un succès complet ? On a sans aucun doute considéré la Sardaigne, la Sicile et l’Italie elle-même. Si les choses allaient bien, nous ne devrions pas perdre un seul jour, mais porter la guerre vers le Nord avec audace.» Cette note ouvrait une période au cours de laquelle une invasion de la Sardaigne considérée habituellement comme entraînant une attaque en Corse, fut activement discutée en même temps qu’une invasion de la Sicile comme moyen alternatif de poursuite d’un succès en Afrique du Nord.
Le 9 octobre le J.P.S. répondit à la requête du premier ministre par une note prouvant que si tout allait bien en Afrique du Nord, les Alliés pourraient aider à la défaite de l’Africa Korps de Rommel, ouvrir la Méditerranée à la navigation et entreprendre des opérations associées contre le flanc sud de l’Axe. La prise de la Sicile ou de la Sardaigne contribuait aux trois objectifs et au lendemain du débarquement en Afrique du Nord, pourrait survenir une occasion de s’emparer rapidement de l’une ou l’autre ile à peu de frais. Le choix entre elles dépendrait de celle qui semblerait plus facile à prendre au moment où cela serait décidé. La Sardaigne semblait la cible la plus vraisemblable. Le 20 octobre, le J.P.S. avança une étude plus détaillée de la question. Il démontrait que l’occupation de la Sardaigne ouvrirait la Méditerranée occidentale jusqu’à la Tunisie, dégagerait le passage aérien et naval et éclairerait des perspectives d’attaques terrestres sur un immense rayon, depuis le midi de la France jusqu’à la Sicile, et ouvrirait le chemin de la Corse. La Sicile ouvrirait le Canal de Malte et de ce fait, la Méditerranée sur toute sa longueur, diviserait continuellement la flotte italienne en empêchant le passage d’un côté à l’autre de l’Italie et dégagerait la voie d’attaque du sud de l’Italie et à partir de là, de la Grèce. Entre les 2 le J.P.S. voyait la Sicile comme étant de premier choix, mais pensait que la Sardaigne serait facile à prendre et à tenir.

Le 15 novembre 42, le Premier Ministre exprima son soutien au projet de la Sardaigne, disant aux Chefs de l’ Etat Major que lorsque la Tunisie et la Tripolitaine seraient aux mains des alliés, le second objectif immédiat serait manifestement la Sardaigne, puis la Corse. Les chefs d’ Etat-major étaient cependant hésitants, et Churchill sollicita du J.P.S. une comparaison approfondie des deux opérations projetées. Ils répondirent le 24 novembre que la prise de la Sicile offrait plusieurs avantages. Elle ouvrirait la Méditerranée aux transports de troupes, pourrait provoquer un combat aérien dans des conditions favorables, et porterait certainement à l’Italie un choc plus dur que la chute de la Sardaigne. Mais en contrepartie, une offensive sur la Sardaigne pourrait être déclenchée fin février, tandis qu’elle ne serait pas possible en Sicile avant juillet. Le J.P.S. croyait que la question de vitesse était si importante qu’elle ferait pencher la balance en faveur de la Sardaigne.

Le 9 janvier 43 le J.P.S. révisa encore une fois ses arguments aboutissant à peu près aux mêmes conclusions. La Sicile serait de valeur plus importante, à la fois politiquement et militairement mais la Sardaigne pouvait être attaquée plus rapidement, les dates actuelles semblaient vraisemblablement être juin pour la Sardaigne, août pour la Sicile. La Sardaigne nécessiterait moins de ressources – surtout moins d’escorte et de transports de troupes ; et l’ennemi avait d’excellentes communications avec la Sicile au moyen des ferry de Messine qui seraient une voie de renforts plus rapide que les petits ports du nord de la Sardaigne. Le J.P.S. conclut : autant que nous aimerions prendre la Sicile, nous trouvons que, en raison des forces supérieures que nous devons supporter actuellement, l’opération n’est pas possible. Par conséquent, nous recommandons la prise de la Sardaigne, qui sera suivie de celle de la Corse dès que possible. Si cette recommandation avait été suivie, Sardaigne et Corse auraient été le centre de vastes opérations militaires au cours de l’été 43. Mais elle ne le fut pas. Au cours de la conférence de Casablanca en janvier 43, les Chefs d’ Etat-major Britanniques tombèrent d’accord en faveur de la Sicile. L’amiral Tound démontra que la Sardaigne aurait un mince effet sur le mouvement des navires à travers la Méditerranée. Portal, Commandant en Chef de l’Armée de l’Air pensait que si la Sicile était prise, l’Armée de l’Air Allemande serait incapable d’opérer dans le détroit de Malte. Le Général Brook, dédaignant de façon surprenante la géographie, maintenait que les Allemands pouvaient renforcer la Sardaigne plus rapidement que la Sicile. Le Premier Ministre aussi avait décidé contre la Sardaigne, qu’elle était un objectif insuffisant pour les forces Anglo-américaines, et un suppléant peu satisfaisant pour la grande opération en France en 1943 qu’il avait témérairement promise à Staline en août 42. Du côté américain, le Général Marshall déclarait que tous ses Chefs d’Etat Major étaient opposés à l’opération Sarde. Le poids de cet échange d’opinions fut décisif. La Sicile devint l’objectif choisi à une date prévue pour juillet ou si possible juin 1943.

Donc la Sicile tint la scène dans les premiers mois de 1943. Mais en avril, l’esprit de Churchill se remit en mouvement. La Sicile elle-même apparaissait comme un but trop modeste ; on pouvait la considérer comme une pierre de gué, et non pas comme une fin. Des plans pourraient être prêts pour les opérations en Méditerranée orientale. Alternativement, si la résistance italienne s’effondrait et que les Allemands n’envoyaient pas de forces importantes pour les soutenir, les perspectives étaient presque illimitées. L’Italie pouvait être contrainte à se retirer de la guerre, la Sardaigne pourrait tomber sans combattre, la Corse être libérée et les armées alliées filer vers le nord jusqu’au Brenner, ou bien vers la Riviera.

D’autres esprits travaillaient sur la même question, quoique avec plus de prudence. Eisenhower et son Etat-major à Alger pensaient que s’il y avait une chute soudaine de la résistance de l’Axe en Sicile, les alliés devaient être prêts à se déplacer rapidement vers d’autres objectifs avec la Sardaigne et Corse comme buts possibles. Le Général Giraud Commandant l’Armée Française en Afrique du Nord, avait déjà demandé que les troupes françaises soient autorisées à prendre la Corse, ce qui avait obtenu l’accord d’Eisenhower, à condition d’obtenir le support nécessaire de l’armée de mer et de l’air. Marshall à Washington accepta aussi que ce plan fût préparé pour la prise de la Sardaigne et de la Corse.

On reprenait le principe de l’occupation de la Sardaigne et de la Corse. Le principal concurrent cette fois étant un débarquement en Italie du Sud, qui pourraient être suivi d’un mouvement dans les Balkans. Le choix (qui entrainait à réexaminer plusieurs des mêmes propositions) se fit pendant les quelques mois suivants, en partie par un compromis entre les Britanniques et les Américains, en partie par la rapidité des événements. La rapidité inespérée de la victoire en Sicile rendit presque inévitable l’invasion de l’Italie continentale. Eisenhower et les Chefs d’ Etat-major britanniques et américains se rallièrent tous à ce point de vue à la mi-juillet. On décida de débarquer à Salerne en même temps qu’en Calabre. Les dates furent arrêtées au 3 septembre pour la Calabre et au 9 septembre pour Salerne. L’impulsion de ces décisions s’accrut à la chute de Mussolini le 25 juillet, ainsi que les négociations subséquentes à la reddition italienne, avec toutes les occasions qu’elle semblait ouvrir sur le territoire italien.

Donc, pour la seconde fois Anglais et Américains se déclarèrent contre le débarquement en Sardaigne et en Corse. Dans les deux occasions ces points de vue prévalurent du fait que les avantages que l’on pouvait obtenir de l’occupant de ces îles étaient moins importants que ceux issus d’opérations en Sicile d’abord et plus tard en Italie continentale. De cette façon il arriva que lorsque l’occasion de s’emparer de la Sardaigne et la Corse se présenta au moment de la reddition des italiens, toutes les ressources alliées en navires et matériel de débarquement étaient déjà absorbées ailleurs. Les décisions avaient été prises et ne pouvaient être changées. Nous devons maintenant resserrer une fois de plus la mise au point et examiner étroitement la position de la Corse dans le planning et la politique britanniques.

La Corse dans les plans de la Grande-Bretagne

A la fin décembre 1942 on demanda à l’ Etat-major des 3 armes britanniques de soumettre un gros plan sur la prise de la Corse en admettant que la Sardaigne avait déjà été occupée. C’était à l’époque où aucune décision n’avait été prise quant au choix entre Sicile, Sardaigne et Corse. Au moment où les Etats-Majors des 3 armes préparaient leurs plans pour la Corse, on avait choisi la Sicile et la note circulait seulement pour information. Néanmoins il est intéressant de voir comment le problème fut envisagé par le J.P.S. Une surveillance générale du territoire insulaire et la force vraisemblable de la défense permit de conclure que le mouvement à travers le pays serait extrêmement difficile, et qu’une attaque maritime devrait être faite en divers points de la côte.
On pensait que les plages ne convenaient pas au débarquement d’un grand nombre de véhicules, bien qu’un débarquement à petite échelle pût être possible sur les plages près d’Ajaccio, Porto-Vecchio et Bastia et dans le golfe de Saint-Florent. On pensa que l’attaque directe des ports de Bonifacio et Bastia serait faisable, mais on considérait une attaque d’Ajaccio comme un succès improbable contre une opposition déterminée, à moins de recevoir une aide substantielle par la guérilla de l’intérieur de l’île. La couverture aérienne présentait quelque difficulté, et les terrains d’aviation ennemis de l’Italie n’étaient qu’à 80 miles du nord de la Corse. Il serait donc nécessaire de prendre les aérodromes, d’Ajaccio et Calvi en premier lieu. On ne pensait vraiment pas que le contrôle de la mer fût un problème, du moment que la flotte italienne serait immobilisée. La garnison de l’Ile était estimée à environ 15.000 hommes de troupe, avec quelques chars légers, et les renforts maximum probables pendant la bataille évalués à environ 8.000 hommes, par moitié italiens et allemands. Dans ces circonstances le J.P.S. recommandait une force de 4 brigades avec le support de l’aviation pour envahir la Corse. Si l’on recevait de l’aide de l’intérieur de l’île, ceci pourrait être réduit.

Le J.P.S. prêtait une grande attention à la résistance intérieure de la Corse et aux résultats que le Spécial Opération Exécutive pouvait attendre en assistant la guérilla. Ils étaient informés du sens moral exceptionnellement élevé du peuple Corse. Un groupe de 3 agents du S.O.E. (Special Operation Executive) étaient récemment arrivé dans l’île avec équipement radio et approvisionnement. On estimait qu’en février 43 ce groupe serait en contact avec un corps d’environ 900 hommes légèrement armés, lesquels seraient portés à 1.200 en mars avec un équipement un peu supérieur. Rien ne se passa selon ce plan, et quand l’opération en Corse prit jour au printemps 43, les circonstances furent différentes. Eisenhower envisageait d’utiliser les troupes françaises d’Afrique du Nord pour occuper l’Ile et à la fin juillet ses plans prévoyaient que, à la suite d’une attaque réussie de la Sardaigne, 3 divisions françaises, avec le support aérien et naval anglo-américain pourraient débarquer en Corse. Eisenhower et Churchill présumaient aussi qu’une reddition de l’Italie pourrait être suivie par l’occupation de la Corse.

L’engagement britannique dans une telle opération devait vraiment être limité, et naturellement le projet semble échapper à l’esprit du Premier Ministre. A la vue d’une référence à Firebrand dans un des télégrammes d’Eisenhower, Churchill nota le 10 août 43 : «qu’entend-on par Opération Firebrand et quand arrivera-t-elle ? je n’en ai pas entendu parler auparavant, bien qu’elle semble certainement des plus souhaitables». Après quelques échanges peu satisfaisants, découvrant que Firebrand n’était rien moins que le nom chiffré pour la prise de la Corse, il essaya de nouveau. «Je voudrais savoir exactement ce qu’est l’opération Firebrand. Quelles troupes compte-t-on utiliser ? Et à quel moment se situe-t-elle ? Nous ne pouvons nous permettre d’être tenus dans l’ignorance de tels mouvements stratégiques et politiques en Méditerranée. Finalement, Brook répondit qu’aucun plan détaillé n’avait été fait pour la prise de la Corse, mais qu’Eisenhower avait l’intention générale de prendre l’île en temps utile, utilisant les forces françaises sous commandement français, avec le support de l’aviation de marine Anglo-américaine.

A cette époque (mi-août 43, avec la conférence Anglo-américaine de Québec siégeant à partir du 17 août) ni les Britanniques ni les Américains n’envisageaient un déplacement immédiat contre la Sardaigne et la Corse. Toutes les forces étaient absorbées par les préparatifs de l’invasion de l’Italie et particulièrement le débarquement hasardeux à Salerne, à faire à l’extrême limite du rayon de support de l’aviation de chasse avec un matériel de débarquement à peine suffisant. Eisenhower écrivit à Marshall le 12 août bien qu’il fût souhaitable de prendre la Sardaigne et la Corse, aucun effort ne devait être soustrait de la tâche principale en Italie. «Si je puis les occuper avec de faibles forces et disposer de transports de troupes, je pourrai certainement le faire.» A Québec Brooke et Marshall s’accordèrent à dire que cela ne paierait pas d’attaquer les îles à cette époque, bien que Marshall voulût y encourager la guérilla.

Dans la soirée du 8 septembre l’annonce de l’Armistice en Italie précipita un soulèvement spontané en Corse et la prise d’Ajaccio par les forces de la Résistance. Dès les premières heures du 9 septembre, l’assaut anglo-américain gagna les côtes de Salerne. La coïncidence des horaires fut telle qu’Eisenhower ne put détacher aucun navire pour envoyer de l’aide à la Corse, même sans aucune diversion, il n’y eut pas suffisamment de bateaux de débarquement pour soutenir une vitesse normale au débarquement de Salerne. Ainsi la libération de la Corse fut surtout une opération improvisée, avec un petit nombre de forces françaises en provenance d’Afrique du Nord, transportées par sous-marin et plus tard par des bateaux de guerre français ralliés aux forces navales alliées.

Les Britanniques semblent n’avoir joué qu’un petit rôle dans les opérations concernant la Corse. Les Allemands, suivant des plans préparés pour parer à l’éventualité d’une reddition italienne, déplacèrent rapidement leurs forces de Sardaigne en Corse ; puis à partir du 12 septembre commencèrent à évacuer cette dernière île. Les sous-marins et l’aviation alliés ne firent que des efforts limités pour [empêcher] cette évacuation, qui fut menée avec adresse et subit peu de pertes en bateaux et avions.

Bien que militairement, les britanniques n’eussent joué qu’un petit rôle dans la libération de la Corse, ils étaient particulièrement conscients du fait qu’il s’agissait d’un événement politique de premier ordre, avec des implications stratégiques. La Corse était le premier département de la France métropolitaine à se libérer et serait un précédent sur la manière dont on allait administrer le territoire français libéré au moment où commencerait l’invasion du pays. De plus, les événements en Corse affectèrent les relations entre le Général de Gaulle et le Général Giraud dans le Comité National de la libération [C.F.L.N.] à Alger, où une lutte progressait qui devait influencer l’avenir de la France. Les opinions britanniques actuelles à propos du sens de la libération de la Corse, méritent bien d’être examinées.

La libération de la Corse arriva à une époque où les gouvernements anglais et américains essayaient de dresser des plans sur l’administration de la France libérée. Au sens large du terme, le gouvernement souhaitait que l’administration civile fût contrôlée, sur des bases militaires, par le Commandement allié avec les autorités militaires françaises [et] non pas avec le Comité National de Libération [C.F.L.N.]. En Grande-Bretagne le Ministère de la Guerre pensait aussi à quelque chose de similaire pour ceux placés sous Gouvernement Militaire Allié des Territoires Occupés, (A.M.G. 0.T.) un schéma de l’administration militaire préparé pour la Sicile et les autres territoires italiens. Le Ministère des Affaires étrangères cependant, pensait que de tels schémas seraient impossibles à pratiquer et certainement désastreux. Les Français se ressentiraient de l’imposition d’un gouvernement militaire et leur opposition empêcherait les opérations mêmes dont le schéma était fait pour les aider. Le seul espoir résidait dans la coopération avec l’autorité civile française et la seule source possible d’une telle autorité était le Comité National de Libération [C.F.L.N.]. Les américains entrainés en fin de compte par la profonde défiance du président Roosevelt envers de Gaulle n’acceptaient pas de telles idées et la différence de vue persista jusqu’en juin 1944.

Il était possible de démontrer que les évènements en Corse n’avaient rien à voir à ces questions et ne devaient pas être traités comme un précédent pour le restant de la France. Par exemple, les circonstances militaires seraient tout à fait différentes. Les forces engagées en Corse étaient françaises, mais en France même elles seraient en grande majorité anglo-américaines. En Corse, le combat avait été court, bien qu’aigu ; en France il pourrait être long. Les circonstances politiques pourraient aussi être différentes. En Corse, il n’y avait pas de divisions profondes de classes et pas de population de grande ville, et les Corses avaient été capables d’étouffer leurs différends au moment suprême de la bataille et de la libération d’une façon qui ne pouvait se répéter en France.

De tels arguments furent employés aussi bien par quelques observateurs tant Américains qu’Anglais. Mais ils y mettaient peu de conviction. Les événements en Corse eurent leur propre poids, et ils repoussaient puissamment l’idée d’une tentative de Gouvernement militaire en France. Harold Macmillan, Ministre Britannique à Alger le comprit clairement. Le 4 octobre 43, il écrivit à Eden, Ministre des Affaires étrangères pour faire remarquer que les récents événements en Italie et en Corse avaient une signification profonde pour l’administration future de la France. En Italie, le schéma pour le Gouvernement Militaire Allié des territoires occupés (que Mac Millan appelait avec mépris «Amgotry») s’écroulait déjà et les alliés proposaient de laisser l’administration de l’Italie occupée aux Italiens. Que diront alors les Français si, après avoir été gouvernés et mal gouvernés par les Allemands pendant 5 ans, ayant été nos amis et alliés et ayant combattu et résisté, nous les soumettions à un supplément de 18 mois ou 2 ans d’ « Amgotry » ? L’occupation anglo-américaine bien que n’étant pas aussi oppressive que l’occupation allemande serait presque aussi offensante pour un peuple aussi sensible que le sont les Français. Je ne pense pas réellement que nous puissions nous justifier d’avoir permis à nos ennemis d’échapper aux horreurs d’ « Amgotry » pour ensuite les infliger à nos amis alliés. Puis il se tourna vers la Corse où un préfet civil nouvellement nommé [Luizet] arrivait en même temps que le gouverneur militaire désigné par le général Giraud et où l’administration civile responsable s’était rapidement installée. Macmillan commenta : «Nous avons rapidement vu qu’en Corse le premier plan militaire était tout à fait impraticable, et je fus le premier à m’y opposer. Avec beaucoup de bon sens nous laissons le contrôle de toutes choses aux Français et ils marchent très bien. » Il conclut avec sa vigueur coutumière : «D’après moi, tout ce travail du gouvernement militaire allié pour la France est pure perte de temps. Cela va craquer avant 3 semaines comme cela s’est effondré en Italie et en Corse, et doit s’écrouler dans tout pays européen qui se respecte. J’aimerais le voir essayer sur les bords de la Tees.»

Macmillan n’en doutait pas. La Corse était bien un précédent, et la leçon à en tirer était que l’administration du territoire français libéré, devait être le CNL [C.F.L.N.]. La même vue générale fut exprimée, bien qu’en paroles plus modérées par Roger Makins principal conseiller du Foreign Office de Macmillan à Alger, qui amplifiait aussi la position importante occupée par le principal mouvement de résistance corse, le Front National avec lequel le CNL aurait à coopérer. Jusqu’à quel point cette interprétation correspondait aux événements actuels en Corse, il est difficile de le dire pour un observateur extérieur, mais il ne peut y avoir aucun doute que dans l’esprit des Britanniques le sens politique de la libération était clair et qu’il confirmait les idées générales du Foreign Office sur la façon dont la France libérée serait administrée. Rien de ceci ne s’avère suffisant pour résoudre la discussion en faveur du CNL [C.F.L.N.]. La position opiniâtre de Roosevelt ne permettait pas une telle solution à l’époque, mais cependant la compréhension du sens des événements en Corse de la part des Britanniques eut une conséquence importante à la libération de l’île.

Le dernier mot peut-être légitimement donné à Macmillan. Pendant la plus grande partie de la guerre, le point de vue officiel des Anglais et Américains sur ce qui pouvait arriver en France après la libération fut qu’on laissât le peuple français libre de toute influence, extérieure ou préconçue, choisir son propre gouvernement. Macmillan écrivit dès février 43, qu’une telle formule n’avait que peu de relation avec la réalité : « Toute l’histoire démontre que les gouvernements et les formes de gouvernement ne sont pas choisis dans le vide. Seul l’Abbé Sieyès se faisait une telle illusion. Toute chose qui est faite ou abandonnée pendant la dernière période de guerre doit nettement avoir ses effets. » C’était vrai et ce qui fut fait en Corse au moment de sa libération a certainement porté ses fruits.

P.M.H. BELL. University of Liverpool

LIENS :
La Corse dans la stratégie allemande
La Corse dans la stratégie italienne
La corse dans la stratégie alliée

Copyright ANACR 2A 2020   |   Administration