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1942-1943. Occupation, Résistance, LibérationDossiers Colonna d’Istria : désaccords avec le Gl Gambiez

2 décembre 2019

L’année qui suit la parution du livre « Libération de la Corse » du général Gambiez, Paul Colonna d’Istria, (Cesari) (1) tenait à exprimer des désaccords à propos d’affirmations contenues dans l’ouvrage. Il le fait lors d’un colloque tenu à Paris du 28 au 31 octobre 1974 sur le thème « La libération de la Corse ».

Mon témoignage est celui d’un soldat épris de vérité, n’ayant au cœur ni haine, ni passion, désireux seulement, en toute indépendance d’esprit, d’honorer tous ceux qui se sont battus pour la libération de la Corse, première étape de la libération de la France, à quelque raison qu’ils aient obéi. Je me bornerai aujourd’hui (…) à réhabiliter le plus méritant et le plus méconnu d’entre eux: le général Giraud (Coprésident, avec de Gaulle, du Comité Français de Libération Nationale et commandant en chef à Alger). C’est à lui que l’on doit, plus qu’à quiconque que la Corse ait été libérée par des Français, dans l’honneur et par la victoire, avec des moyens et au prix de sacrifices relativement restreints, par surprise aussi et bien plus tôt que prévu dans le plan de guerre de nos alliés.[C’est à lui que l’on doit] que « la France libérant la France », la Corse, par sa position géographique et par son exceptionnel effort de mobilisation [22 classes sous les armes] ait contribué grandement au succès du débarquement libérateur de Provence. Mais son exploit ne valut à Giraud qu’un bref hommage, rapidement suivi d’une disgrâce totale. Pourquoi cette double et brutale éviction du pouvoir politique et du Haut-Commandement ? Les raisons profondes, justifiées d’ailleurs, sont d’ordre supérieur et d’intérêt national. Ce n’est pas le lieu d’en discuter et je m’en abstiendrai. Les motifs invoqués, par contre, sont fallacieux et c’est pourquoi j’entends les réfuter. Ceux que le général Gambiez rapporte dans son ouvrage sont au nombre de trois, à savoir :

 1/ « Avoir tardé à informer de Gaulle et les membres du CFLN de sa décision d’intervenir en Corse militairement

C’est inexact. Seul responsable au plan militaire, Giraud se doit, par nécessité du secret, de ne dévoiler sa pensée [toujours mouvante et chercheuse dans une situation extrêmement changeante] qu’à l’extrême limite du temps de réflexion qui lui est dévolu. Et c’est bien ainsi qu’il agit. Plaçons-nous à l’heure où, ayant perdu la Sicile et pressentant la défaite totale, l’Italie jette à bas le régime fasciste qui l’a conduite à une alliance contre nature et s’apprête à changer de camp. Elle devient, peu après, cobelligérante de nos alliés sans que nous, Français, ayons eu à connaître les tractations qui précédèrent la conclusion d’un armistice tenu secret plusieurs jours durant, après sa signature, intervenue le 3 septembre exactement. Nos alliés savent que cet armistice les engage à élargir, en hâte, le champ de leurs opérations en Méditerranée. Ils remettent sur le chantier les études entreprises précédemment et restées en suspens. Celles-ci visent la péninsule italienne, d’une part, la Sardaigne et la Corse, d’autre part, toutes trois devant, dans un avenir plus lointain, servir de base de départ à une opération de débarquement dans le midi de la France. Appelé à donner son avis [dans le cadre du Grand Etat-major des Forces Alliées] Giraud propose de « sauter » sur la Corse, directement. « La Sardaigne tombera d’elle-même après coup » dit-il. Et à partir de ces bases rapprochées, l’Italie ou la France seront plus facilement accessibles.

Sa proposition n’est pas rejetée a priori, en apparence du moins (1). On accepte même l’idée de placer l’opération sous commandement français et Giraud est invité à approfondir la question. Dès lors, les discussions s’engagent entre états-majors. Elles traînent en longueur et tournent aux palabres sans qu’aucune décision ne soit prise (2). De son côté, de Gaulle, nécessairement informé, se préoccupe de la question et, à l’insu de Giraud, envoie [le 5 septembre] un officier FFL [Giannesini] en mission de renseignement en Corse. Trois jours plus tard, au soir du 8 septembre 1943, alors que leurs troupes s’apprêtent à débarquer aux abords de Salerne, les Alliés lancent par radio la nouvelle de l’armistice italien [émission de la BBC de Londres]. Surprise totale, à Alger, dans le camp français, où l’on comprend, du même coup, que l’opération sur la Corse est reportée, sine die, à une date indéterminée.

C’est compter sans la Corse elle-même. « Cesari », le représentant en Corse occupée du haut-commandement français d’Alger, réagit instantanément. Dès le 8 septembre au soir, il obtient du général Magli, le ralliement des troupes italiennes en Corse à notre cause, face aux Allemands [3] . Il lance l’ordre de soulèvement des forces françaises clandestines insulaires [4]. Il adjure le Haut-Commandement français d’Alger d’intervenir militairement et sans délai, « même avec des moyens restreints, et de saisir ainsi l’occasion inespérée de récupérer la Corse qui est déjà, dit-il, aux trois quarts libérée ».

Quel chef français, digne de ce nom, pourrait se dérober à un tel appel? Pas Giraud assurément, d’autant que les événements se précipitent et incitent de plus en plus le haut-commandement à intervenir effectivement dans les moindres délais. Giraud revient donc à la charge auprès de ses correspondants militaires du haut-état-major interallié. Il réclame leur accord et leur appui. Le premier lui est donné du bout des lèvres et non sans ironie. Le second ne lui est accordé qu’avec parcimonie. Qu’importe! Giraud estime qu’il est suffisamment pourvu à condition d’agir en hâte et en secret afin de bénéficier au maximum de l’effet de surprise escompté.

Il ne reste plus qu’à obtenir l’accord de son coprésident du Comité Français de Libération Nationale. Il informe donc de Gaulle sans plus tarder, mais celui-ci, s’appuyant sur des renseignements « alarmistes » venus de « son envoyé spécial en Corse » [Le lieutenant FFL Giannesini] et croyant l’opération « Vésuve » improvisée, la condamne tout d’abord formellement et réunit en hâte les membres du CFLN. En dépit des réticences de certains d’entre eux encore hantés par le souvenir douloureux de l’échec de Dakar, Giraud est « autorisé sous sa seule responsabilité », à intervenir en Corse, militairement. Reste à fixer la date de l’opération. Il faut attendre jusqu’au 12 septembre pour être en mesure de lancer le premier élément, à savoir le sous-marin Casabianca, transformé en « Transport de troupes » et abritant dans ses flancs, serrés comme des sardines en boîte, une compagnie du 1er Bataillon de choc, soit une centaine d’hommes supplémentaires à bord. C’est assez dire, je pense, que Giraud ne met vraiment pas de Gaulle et les membres du CFLN devant une décision irrévocable. Libre à eux de la rejeter, de refuser leur approbation. Nul pourtant n’a le courage (ou la lâcheté) de le faire. Chacun sait, et de Gaulle plus que les autres, que la voie choisie par Giraud est bien celle qui s’impose, dans l’intérêt même de la France.

2/ Le deuxième motif invoqué par Gambiez  : « Avoir regroupé les patriotes insulaires au sein d’une organisation unique, celle du Front National de création et de direction communiste

Tel est l’aboutissement, en effet, d’un concours de circonstances qui ne doit rien à Giraud. Tout s’est passé en dehors de lui et de la façon que voici. Jusqu’à ce qu’elle soit occupée militairement par l’ennemi, la Corse demeure, en fait, à l’écart de toute résistance active. Certes, elle n’accepte pas la défaite, et les réseaux et les mouvements qui œuvrent déjà en France continentale y ont implanté des prolongements. Aucun d’entre eux, cependant, ne dépasse encore, en Corse, le stade embryonnaire. Tout change à partir de novembre 1942 qui voit se produire, d’une part, le débarquement des Alliés en Afrique du Nord et, d’autre part, en riposte, l’occupation militaire de la zone Sud de la France (Corse comprise) par l’ennemi. Dès lors, en effet, deux de ces embryons de réseau et de mouvement de résistance insulaire (FN et FFL) ne tardent pas à s’animer, à s’organiser plus rationnellement, à œuvrer plus utilement. Le mérite en revient aux chefs de deux missions installées à pied d’œuvre et envoyées séparément : l’une d’Alger, à la mi-décembre 1942, par le SR français dépendant du général Giraud. Il s’agit du commandant de Saule qui, à la tête de « Pearl-Harbour », s’appuie principalement sur le Front national, de création et de direction majoritaire communistes (5)

La seconde, envoyée de Londres (Mission « Sea Urchin », via Alger), en janvier 1943, par le BCRA, dépendant du général de Gaulle. Il s’agit de Scamaroni qui jusque-là, a dirigé de loin le réseau « R-2 Corse » qu’il veut, sur place, transformer en mouvement, sous l’appellation : « Action – R 2 Corse ». Le premier en Corse, tout comme Jean Moulin en France continentale, Scamaroni tente d’unifier la résistance insulaire, œuvre nécessaire mais difficile, condition sine qua non du succès. Sa tentative se solde par un échec dont la cause (ou le prétexte) réside dans le refus (bien compréhensible) opposé par Scamaroni aux exigences préalables du FN. Il est notamment demandé au chef de « Action – R 2 Corse » de se séparer de certains de ses collaborateurs directs jugés peu discrets et dangereux à ce titre (6)

À quelques jours de là, comme pour corroborer cette défiance, « Action- R 2 Corse » est exterminé par l’ennemi. Scamaroni se donne la mort dans sa prison. Dix-huit de ses proches collaborateurs sont arrêtés, jugés, déportés. Le reste se disperse et disparaît pour ne réapparaître qu’à la libération ou peu avant.

Désormais, le FN, seul debout, a le champ libre. Sans rival à sa taille, il voit disparaître les obstacles nés d’une concurrence malsaine. À vrai dire, il œuvre patiemment, utilement. Au début, ses effectifs sont faibles (300 aux dires des communistes eux-mêmes), ses moyens des plus réduits, ses actions limitées à la propagande et à la subversion, autant dire nulles. Mais il a pour lui une longue expérience de la vie clandestine, de l’illégalité, du secret. Il se tient sur ses gardes, prompt à réagir et apte à déjouer les surveillances ou les recherches dont il est l’objet. C’est plus qu’il n’en faut pour que les voies de la réussite lui soient ouvertes. Son efficacité se fait évidente au fur et à mesure que se fortifient ses structures et qu’augmentent ses effectifs et ses moyens. Ses affrontements occasionnels avec l’ennemi et la façon dont il se comporte en ces occasions en témoignent. Rien de plus naturel, dès lors, que ceux qui brûlent du désir de se battre pour la libération de leur île, soient tentés de le rejoindre et de s’y intégrer. C’est l’honneur des patriotes qui, n’étant pas communistes, se rallient à lui, surmontant, sans reniement, leurs arrière-pensées respectives et leur défiance réciproque. Aussi, quand sonne enfin l’heure du soulèvement, le FN présente-t-il un tout autre visage qu’à sa création. Il rassemble en son sein toutes les tendances. Il compte surtout de nombreux cadres de l’Armée en congé d’armistice. On ne tarde pas à s’en rendre compte dès les premiers affrontements avec l’ennemi, avant même l’arrivée de tout renfort extérieur, dans la vallée du Golo par exemple (colonel Valentini) ou encore sur la dorsale montagneuse, aux environs de Levie et de l’Ospedale (lieutenant De Peretti, adjudant-chef Nicolai, commandant Pietri, etc.).

Par la suite, il n’est pas d’unité régulière du Corps de débarquement qui ne fasse la même constatation dès lors qu’elle fait appel au concours des patriotes pour être renseignée, guidée, appuyée, dans les coups de main qu’elle réalise ainsi avec le maximum d’efficacité..

3/ Enfin, Gambiez avance un troisième reproche à Giraud : « Avoir fait considérer le parti communiste comme le seul interlocuteur valable, en Corse, des représentants locaux du Comité Français de Libération Nationale ».

Ce grief n’est pas plus fondé que les deux autres. Par delà Giraud, il vise les Américains pour qui de Gaulle agite déjà l’épouvantail communiste (qu’il brandira souvent par la suite). En Corse même, la réalité est tout autre. L’insurrection prouve, au contraire, que la Résistance, si teintée d’activisme qu’elle soit, ainsi qu’on se plait à le clamer, accepte sans discussion l’autorité du CFLN, auquel son premier acte est d’ailleurs de se, rallier (cf. Proclamation du 9 septembre). Colonna d’Istria alias « Césari » en porte témoignage qui fut maintenu en Corse jusqu’à fin décembre 1943, à la demande même de Luizet, le préfet de la Libération, pour contribuer à aplanir les difficultés majeures annoncées et qui ne se sont jamais produites d’ailleurs. Il est établi maintenant, tout au contraire, que la libération de la Corse s’est effectuée de façon exemplaire et que ce département est de ceux où se dénombrent le moins d’exactions de toutes sortes commises sous le couvert de la libération et que, appelés à se battre sous l’uniforme, les patriotes corses ont été plus facilement que tous autres amalgamés à notre armée. Enfin, une fois passée l’heure des périls, chacun reprend tout naturellement sa liberté d’action. Le jeu des partis politiques et des clans retrouve la faveur des populations et le « Front National » , création de circonstance, bien qu’il ait servi de creuset à la Résistance, ne tarde pas à éclater et à disparaître. Du même coup, le parti communiste qui lui avait donné le jour (non sans mérite mais non sans arrière-pensée) est ramené, sans équivoque, en Corse, à sa véritable et modeste dimension.

Paul Colonna d’Istria (Cesari)

(1) Les Alliés, en effet s’orientent déjà vers la péninsule sur laquelle peu après, ils lancent trois opérations de débarquement, à savoir : deux par le sud (le 3 septembre à Reggio di Calabre et le 8 septembre à Tarente) ; une par le flanc ouest (le 8 septembre à hauteur de Salernes.
(2) Et pour cause, les Alliés tiennent les Français en discussions stériles, hors du véritable sujet, en sorte que ceux-ci ne sachent rien de leurs intentions et préparatifs réels.
[3] Note de l’éditeur. En fait, Magli recherchera la neutralité pour ses troupes dont l’attitude sur le terrain à l’égard des Français sera fonction laissée à leur appréciation de chacun. Par ailleurs, Magli avait donné au génétal Von Sunger und Etterlmin l’assurance qu’il laisserait les troupes évacuer la Corse sans être inquiétés par les Italiens. En définitive, c’est poussé par les Français et parfois par conviction que les italiens s’engageront avec eux.
[4] Note de l’éditeur : La décision de lancer l’ordre d’insurrection avait été prise bien avant le 8 septembre. Les dirigeants du PC et ceux du Front National – Maillot, Choury, Giovoni, Vittori et Colonna d’Istria – avaient convenu qu’à l’annonce de la capitulation italienne, serait lancé l’ordre d’insurrection, en dépit des ordres contraires venus d’Alger.
(5 ) Sans doute parce que de Gaulle ne peut faire autrement et aussi parce que nombreux sont ceux, au sein du FN, qui n’ont jamais été suspects au Point de vue national. Il en est ainsi notamment d’Henri Maillot, ultra-gaulliste, un parent du général de Gaulle.
(6) Le même Henri Maillot partage l’intransigeance de ses camarades du FN sur ce point.

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