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1943-1945. De la Corse libre à la France libreDossiers Enjeux politiques à la libération de la Corse. D. Lanzalvi

2 décembre 2019

L’ histoire de la Corse de 1943 à 1947 est celle d’un département français libéré un an avant le reste du pays qui va servir de laboratoire politique. Mouvement mineur en Corse avant guerre, le Parti communiste est, après la libération, le parti autour duquel s’organise la vie politique insulaire. Tous ses membres appartiennent au mouvement de Résistance le Front National pour la Libération et l’ Indépendance de la France mais quelques années plus tard cette organisation disparaîtra et le Parti communiste aura perdu une partie de son autorité et de nombreux élus.

Comment une organisation et un parti aussi prestigieux et puissants en Corse ont-ils pu être affaiblis en si peu de temps ? Comment la droite et les clans sortis de la période d’occupation anéantis ont-ils réussi à se ressaisir ? De quelle façon le gouvernement a-t-il réussi à rétablir son autorité ? La Corse a-t-elle vraiment servi d’exemple au général de Gaulle en prévision de ce qui allait se passer au niveau national ? Et comment a-t-il procédé pour y parvenir ? Le 26 août 1944, le général De Gaulle descendait les Champs-Élysées devant une foule en liesse. Tout le monde acclamait le chef de la France libre. Il n’avait pourtant pas fini la mission qu’il s’était assigné : diriger le pays. La Résistance intérieure pouvait très bien prendre le pouvoir et les Américains menaçaient d’occuper le pays. Mais le général De Gaulle avait déjà eu à affronter ce type de situation. Il venait de bénéficier pendant un an d’un formidable terrain d’observation : la Corse.

Retour, donc, quelques mois en arrière. Au lendemain de capitulation italienne, le 9 septembre 1943, comme cela avait été prévu dans la clandestinité, le Front National lance l’insurrection et prend les commandes des institutions. Il remplace le préfet par un Conseil de préfecture dirigé par les patriotes et met en place des comités d’arrondissement. La plupart des municipalités passent aux mains du mouvement sous le regard passif des forces militaires italiennes. Mais à Alger, la nouvelle n’est pas forcément bien accueillie par le général de Gaulle qui codirige alors la France libre avec le général Giraud. Il juge l’insurrection corse bien trop précoce car l’Italie a beau avoir capitulé, les Allemands occupent toujours son territoire : la semaine même où la Corse se soulève, les troupes anglo-américaines ont lancé l’opération Avalanche en débarquant notamment à Salerne près de Naples. Ils ne peuvent pas détourner des troupes pour soutenir l’insurrection corse. De plus, la situation politique créée par cette insurrection inquiète également le général de Gaulle. Dans ses Mémoires de guerre, il écrira que ce qui « dans l’ordre politique semblait se passer en Corse impressionnait les ministres. André Philip, Secrétaire à l’intérieur, étant allé visiter l’île avait constaté comment les Communistes, utilisant la Résistance, installaient des municipalités de leur choix et saisissaient les moyens d’information ». Il rajoutera qu’à «aucun prix les ministres ne voulaient voir ce précédent se reproduire demain dans la métropole». Le général De Gaulle parle ici de ses ministres mais il partageait sans nul doute leur avis.

La libération de la Corse vue d’Alger

Mais si les Corses sont parvenus à se soulever c’est aussi grâce à un soutien inattendu: celui du général Giraud qui les a alimentés en armes depuis plusieurs mois sans avoir pris la peine d’en informer le général De Gaulle. Car les deux hommes sont des rivaux depuis qu’ils ont créé à Alger en mai 1943 un gouvernement provisoire, le CFLN, Comité Français de la Libération Nationale. Comme l’a très bien démontré l’historienne Mi­chèle Cointet, spécialiste des relations De Gaulle-Giraud, cette présidence n’est pas allée de soi et la rivalité entre les deux chefs est bien réelle. Les Américains penchent d’ailleurs en faveur du général Giraud. Car ils trouvent ce général pétainiste qui n’a pas collaboré, plus légitime et plus docile que le général de Gaulle. Toujours d’après Michèle Cointet, Roosevelt pense alors que la France est pétainiste et non pas gaulliste.

Mais Giraud a peut-être commis une erreur politique en aidant la Résistance corse. De Gaulle lui reproche d’avoir non seulement pris des risques militaires, mais aussi des risques politiques en favorisant l’accession des communistes au pouvoir. Des craintes fondées puisque le Front National a bien pris le pouvoir en Corse en se plaçant à la tête de la préfecture et de 260 municipalités sur 320. Et ce mouvement n’est pas celui qu’il désirait. En janvier 1943, c’est Fred Scamaroni qu’il avait envoyé dans l’île pour unifier la Résistance. Mais dénoncé et arrêté, celui-ci s’est suicidé en prison pour ne pas parler et la seule organisation qui avait alors pu rassembler les Patriotes insulaires était le Front national. En Corse, cette organisation est dominée par des communistes comme Maurice Choury, Arthur Giovoni, Nonce Benielli ou François Vittori. Mais elle compte aussi dans ses rangs d’autres tendances avec Paul Giacobbi, sénateur radical socialiste, Henri Maillot, un entrepreneur parent du général De Gaulle ou encore le commandant Paulin Colonna d’Istria, le représentant du géné­ral Giraud dans l’île. Ces diverses tendances politiques s’étaient unies dans la Résistance avec un objectif commun : libérer la Corse. Pourtant, ce que le général De Gaulle voit, lui, c’est bien la prédominance des communistes dans cette structure. Ce courant autrefois très faible en Corse avec seulement 300 adhérents a acquis un grand prestige dans la Résistance et représente désormais une menace politique.

Mais pendant que les chefs de la France libre s’affrontent au sujet de la Corse, celle-ci a besoin d’aide. Les Allemands sont encore présents dans l’île et leurs effectifs viennent même d’être renforcés avec la «90e panzer» passée en Corse depuis la Sardaigne. Mais Giraud a déjà réagi en déclenchant l’opération Vésuve. A partir du 13 septembre, les renforts qu’il a envoyé d’Alger arrivent en Corse. En quatre jours, plus de 6000 hommes, dont des Goumiers marocains, rejoignent les patriotes corses qui se battent depuis plusieurs jours pour ralentir les Allemands qui cherchent à remonter jusqu’à Bastia pour rejoindre l’Italie.

Arrivée du préfet Luizet et début du rétablissement républicain

Pendant que l’on s’apprête à livrer bataille pour la libération complète de la Corse, une autre bataille, politique celle-là, commence déjà. En même temps que les troupes, deux hommes viennent de débarquer dans l’île : le représentant du général de Gaulle, Charles Luizet, nommé Préfet de la Corse et son secrétaire général, François Coulet. Ils sont tous deux des proches du général de Gaulle. Luizet l’a eu comme professeur à Saint-Cyr. Il a ensuite répondu immédiatement à son appel du 18 juin et a mis en place à sa demande un service de renseignement et d’action en Afrique du Nord qui a fonctionné jusqu’au débarquement allié du 8 novembre 1942. Et dès son arrivée, le général de Gaulle l’a nommé secrétaire général pour la Police à Alger. Quand à François Coulet, il a rejoint la France libre dès le 19 juin 1940 avant de devenir l’officier d’ordonnance du général de Gaulle à Londres puis Commandant des parachutistes de la France Libre en 1942. Le général de Gaulle n’a donc pas envoyé n’importe qui en Corse pour mener à bien une très importante mission : rétablir la légalité républicaine et montrer aux Américains qu’il est maître de la situation. Nous allons alors assister à ce que l’historien Ange Rovere a nommé «l’offensive gaulliste». Comme il l’a expliqué, même si le Front national était dirigé par des communistes, il existait alors dans l’île un courant gaulliste car, écrit-il « par sa seule présence le Général annulait la défaite, cristallisait le refus de l’annexion à l’Italie, marquait la continuité de la Corse française ».

Et c’est certainement la raison pour laquelle une réception grandiose est faite au Préfet Luizet lorsqu’il arrive à Ajaccio le 14 septembre 1943. C’est la première fois qu’un représentant de la France libre doit imposer son autorité à des résistants qui se sont rendus maîtres du terrain. Et dès son arrivée, il s’exprime clairement sur ses intentions : s’il est disposé à collaborer avec la Résistance, il n’y aura pas pour autant partage de l’autorité. Il commence donc par cantonner le Conseil de préfecture installé à Ajaccio par le Front National à un rôle consultatif. Les nouvelles assemblées communales se voient également octroyées la dénomination officielle de «délégations spéciales» dans le but d’affirmer leur caractère provisoire. Le Préfet affirme donc d’emblée sa volonté de normaliser la situation.

Quelques jours plus tard, la Corse va une nouvelle fois se retrouver au centre d’un événement important de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale. Le 21 septembre, le général Giraud se rend en personne en Corse pour superviser les opérations militaires. Mais pendant qu’il œuvre à la libération de l’île, à Alger le général De Gaulle est déjà à la manœuvre. Il profite de l’absence de son rival pour s’en débarrasser définitivement. En effet, il parvient à convaincre les membres du CFLN que le général Giraud a pris des risques inconsidérés en Corse et qu’on ne peut pas lui faire confiance. Discrédité par son manque de clairvoyance, désavoué par les Américains, le général Giraud est rapidement écarté du pouvoir et cantonné aux activités militaires. De Gaulle a remporté une bataille politique décisive et devient le seul chef de la France libre. Notons au passage qu’il est rarement expliqué dans les livres d’histoire et les manuels scolaires que c’est la libération de la Corse qui a servi d’occasion au général de Gaulle pour écarter de son rival.

Le général De Gaulle en Corse

Le 4 octobre 1943, après de durs combats à Bastia au cours desquels les Patriotes corses, les militaires Français et des Italiens ont conjugués leurs forces contre les Allemands, ces derniers quittent définitivement l’île. La Corse entièrement libérée, le peuple peut laisser exploser sa joie. Et les affrontements militaires faire place au jeu politique. Le général de Gaulle décide de se rendre à son tour dans l’île. Il arrive le 8 octobre 1943 à Ajaccio où il reçoit un accueil triomphal et traverse ensuite la Corse pour se rendre à Bastia, toujours accompagné par le Préfet Luizet. Il rencontre partout le même enthousiasme. Comme me l’a expliqué Léo Micheli, secrétaire du parti communiste en Corse à cette époque, une question centrale se posait alors à la Résistance : « l’unification des mouvements de Résistance autour de De Gaulle pour sauvegarder l’indépendance nationale de la France ». Car une menace était présente dans tous les esprits : celle d’une occupation militaire de la France par les Américains : le fameux projet Amgot (Allied Military Government of Occu­pied Territories).

L’accueil réservé en Corse au général de Gaulle prouve donc aux Américains qu’il est capable de rassembler les Français autour de lui, y compris les communistes. Et ces derniers n’ont donc pas d’autre alternative que de se ranger à ses côtés. Le journal du Front national en Corse, Le Patriote, titre alors «Vive De Gaulle», mais ses chefs communistes vont rapidement déchanter. Car l’action de son préfet visant à limiter leur rôle ne va cesser de s’accentuer. Le 11 octobre, Charles Luizet commence par s’attaquer au Conseil de Préfecture dans lequel les communistes ont la majorité avec 3 membres sur 5 : c’est-à-dire Arthur Giovoni, François Vittori et Maurice Choury, les autres étant Paulin Colonna d’Istria et Henri Maillot. Luizet transforme ce Conseil de Préfecture en Comité départemental de libération national et procède à un élargissement de ce premier CDL en y faisant entrer des personnalités radicales-socialistes comme Paul Giacobbi, Don Jacques Nicolaï, Godefroy de Peretti et Archange Raimondi. Et il le cantonne toujours à un strict rôle consultatif.

Scission du F.N. et création du « Mouvement pour la IVème république »

Le Front national va alors immédiatement connaître une scission. Le 17 octobre, Henri Maillot et Paul Giacobbi lancent une nouvelle organisation départementale : Le Mouvement pour la IV République qui adhère à la France Combattante et dont l’organisation est calquée sur celle du Front national. Paul Giacobbi est alors la personnalité sur laquelle le général de Gaulle et le Préfet Luizet peuvent appuyer leur action. Sénateur avant guerre, il jouit du prestige d’avoir refusé de voter les pleins pouvoirs à Pétain. Résistant, arrêté par les Italiens avant de s’évader, il est également considéré comme l’héritier du clan Landry et il bénéficie d’une puissante implantation politique. Comme l’expliquait déjà Charles Luizet dans un rapport du 18 septembre 1943 : « Paul Giacobbi se présente comme le successeur de l’héritage républicain tombé en déshérence ».

Le Mouvement pour la IV République lance rapidement son propre journal et justifie la scission des Résistants et le départ du Front National en utilisant notamment l’argument : « Nous nous séparons de lui parce que nous estimons qu’un mouvement national comme le nôtre doit échapper à l’empire d’un parti politique ou d’une idéologie particulière. Parce que si nous entendons grouper tous les partis résistants, nous ne souhaitons en favoriser aucun ». Une position qu’il confirme un peu plus loin avec ce slogan : « Si vous voulez que la Résistance ne serve plus de prétexte à une propagande de parti adhérez au Mouvement pour la IVème République ». En février 1944, Charles Luizet écrira dans un autre rapport que dans «… le Mouvement pour la IVe République il n’y aurait ni lien d’affinités ni de doctrine. Leur seule doctrine étant l’anticommunisme ».

De son côté, le Front national réagit vivement à ces attaques. Le 27 novembre, son journal, Le Patriote, se plaint notamment de la publication dans le Journal de la Corse des statuts de ce qu’il considère comme une «organisation de résistance créée après la bataille : La France combattante». Cette association crée selon lui des comités, recrute des adhérents et délivre des cartes, patronnée par Henri Maillot et Paul Giacobbi. Pour le Front National, il y a usurpation de nom et il précise que la délégation de leur mouvement a d’ailleurs obtenu du préfet qu’il interdirait à une organisation le droit de monopoliser l’appellation «France combattante».

Front national et Mouvement pour la IV République : c’est désormais autour de ces deux organisations et de leurs journaux que la vie politique en Corse va s’articuler pendant quelques années. Elles vont d’ailleurs rapidement se retrouver chacune à l’Assemblée consultative provisoire constituée à Alger en novembre 1943 puisque dans un premier temps un siège est attribué à Paul Giacobbi tandis qu’Arthur Giovoni et Henri Maillot doivent siéger en alternance. Mais finalement en janvier 1944, un troisième siège sera attribué à Henri Maillot. Ces trois hommes ont alors une idée fixe : convaincre les autorités d’Alger de venir en aide à leur île.

Le ravitaillement au centre des débats

Car la Corse a faim et demande à être rapidement ravitaillée. La libération de l’île n’a pas marqué le début d’une euphorie. La population a continué à subir le rationnement dû à une agriculture dû à une industrie en grande difficulté et à un ravitaillement compliqué notamment à cause des conditions dangereuses de navigation dans une Méditerranée en pleine guerre. Le problème du ravitaillement tient alors en trois points : l’arrivage des marchandises, le stockage et la répartition. Trois domaines qui vont donner lieu à d’incessantes critiques entre les membres du Front National qui tiennent la majorité des municipalités et leurs adversaires politiques qui dirigent la Préfecture et certains services économiques. Arthur Giovoni clame alors à l’Assemblée : « il ne faut pas gâcher la première victoire de la France sur son propre sol depuis 1940. Il ne faut pas décevoir l’espoir des patriotes corses. En premier lieu : ravitailler l’île».

 

Il demande du lait, des médicaments, du sucre et des vêtements pour les enfants. Les autorités sont sensible à sa requête mais peut être un peu plus sceptiques lorsqu’il demande que l’on attribue «tous pouvoirs aux conseils municipaux contre les spéculateurs», sachant que le Front National est maître de la plupart d’entre eux. Mais les communistes ne sont pas les seuls à se plaindre de cette situation. François Bartoli explique dans le journal La IV République du 15 novembre que « les mères se plaignent du ravitaillement, que les enfants n’ont pas de quoi se nourrir ». Le journal fait d’ailleurs part de la démarche d’une délégation de la section d’Ajaccio du Comité populaire des femmes qui s’est rendue en décembre auprès du préfet et du directeur du CURDA pour leur remettre un rapport et les suggestions du Comité. Et elles auraient reçues des promesses de la part des deux administrateurs. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la IV République met en avant le rôle joué par le Comité populaire des femmes alors qu’il est à majorité communiste. Si nous pouvons éventuellement y voir une démarche politique à une époque où le droit de vote des femmes n’est plus une utopie, cela démontre en tout cas que toutes les tendances s’accordent pour dénoncer le grave problème du ravitaillement.

Les critiques fusent de toutes parts donc contre les autorités Alger et touchent de plein fouet le délégué aux affaires économiques en Corse qui ne manque pas de se défendre en rappelant notamment la situation difficile en Afrique du Nord elle-même. Quoiqu’il en soit, le rejet des responsabilités dans le mauvais fonctionnement du ravitaillement est incessant entre les différents protagonistes en Corse. Et ces questions ont une dimension éminemment politique. En avril 1944, le général De Gaulle procède à un remaniement ministériel et fait entrer deux communistes au CFLN. Mais, en même temps, dans ce contexte où les questions alimentaires préoccupent tant les Corses, il donne à Paul Giacobbi un ministère stratégique : celui du Ravitaillement et de la Production. Une nomination qui va d’ailleurs avoir un impact direct dans l’île puisque nous verrons des journaux comme le Journal de la Corse ou la IV République, par exemple, défendre l’action du ministère du ravitaillement tandis que les communistes redoubleront de critiques contre lui.

Le coup de grâce

Et ils n’auront pas fini d’êtres déçus. Car une autre action du général de Gaulle, va encore limiter leur influence. Le 31 mai 1944, une «Commission départementale intérimaire» désignée par les autorités d’Alger remplace l’Ancien Conseil général élu avant guerre et dissout en décembre 1943. Il s’agit là d’un organe politique très puissant à une époque où la Corse n’est encore qu’un département. Le conseil Général était d’ailleurs surnommé : « le petit parlement ». Sur les 42 membres nommés par le préfet subsistent 24 anciens conseillers généraux sur les 62 d’avant guerre, mais seulement 18 résistants et Paul Giacobbi devient le président de cette nouvelle Assemblée. Le Front national est furieux de ne pas y avoir une place prédominante. On peut alors lire dans l’organe de presse du Parti communiste Terre Corse que : «la représentation de la Résistance a été réduite à des proportions nullement en rapport avec la part effective qu’elle avait prise sous le signe du Front National qui, sans consultation du conseil Général défunt, a seul, libéré la Corse».

Pour les communistes, Paul Giacobbi est tenu pour responsable de cette situation. Ainsi Maurice Choury affirme dans le même numéro : « qu’en quittant le Front National et en fondant la IVe République, Paul Giacobbi a consacré la rupture et pris figure de chef de tendance ». Une position confirmée dans un autre article par François Vittori pour qui Paul Giacobbi « n’a manifesté aucun repentir de cet acte de scission »D’ailleurs il est intéressant de noter que malgré les manœuvres visant à limiter leur rôle François Vittori ne manque pas de préciser l’attachement à la figure du général : « Gaullistes, nous le sommes et plus et mieux que bien des gens pour qui c’est bien plus un moyen de parvenir qu’une conviction profonde ».

Le laboratoire corse

En ce printemps 1944, le général De Gaulle a donc réussi à écarter son rival, le général Giraud en s’appuyant sur la question corse et il est maintenant le seul chef de la France libre. Il a réussi à rétablir la légalité républicaine dans l’île, à affirmer son autorité face à la Résistance et à réduire le pouvoir des communistes dans les institutions locales. Il a aussi pu mesurer en Corse sa popularité et montrer aux Américains, qui n’ont toujours pas reconnu son gouvernement, qu’il peut rassembler autour de lui. Il lui reste maintenant à faire la même chose au niveau national.

Au mois d’août 1944, c’est au tour de Paris d’être libérée. Le général De Gaulle peut enfin entrer victorieux dans la capitale. Il lui reste encore une étape à franchir : installer son pouvoir et éviter l’occupation américaine. Mais il a déjà commencé à appliquer son plan : remplacer l’administration de Vichy par des commissaires de la République nommés quelques mois plus tôt à Alger. Ces commissaires doivent souvent se débrouiller seuls à cause du manque de moyens de communication, comme me l’a expliqué Raymond Aubrac qui était à ce poste dans le Sud-est. Ces hommes neufs issus de la Résistance sont investis de pouvoirs considérables. Et parmi ces chefs d’État locaux, il y a évidemment ceux qui ont fait leurs preuves en Corse : Charles Luizet, d’abord nommé Commissaire de la République et envoyé en mission à Lon­dres avant d’être nommé préfet de police de Paris et François Coulet qui devient commissaire de la République en Normandie.

Dans les régions qui se libèrent progressivement, les Commissaires de la République sont chargés de la même mission que Luizet en Corse : récupérer le pouvoir sur la Résistance intérieure et rétablir l’autorité de l’État. Le Gouvernement Provisoire de la République Française créé en juin à Alger et dirigé par De Gaulle, passe au mois d’août à Paris et intègre rapidement des résistants intérieurs comme Charles Tillon. Le créateur des Francs Tireurs et Partisans est un communiste qui joue le jeu de la légalité comme la plupart de ses camarades. Mais en province, les CDL ne se montrent pas tous aussi dociles. Le général De Gaulle ne veut pas prendre de risques. Pour affirmer son autorité, il entame le 14 septembre une tournée des régions françaises. Et comme en Corse, un an auparavant, il peut être rassuré : la population se range derrière lui et l’acclame. Il a gagné la partie. La guerre civile évitée, l’autorité de l’ Etat respectée dans les régions, il ne peut plus être question pour les États-Unis d’imposer leur pouvoir à la France et d’occuper le territoire. Le 22 octobre 1944, le GPRF est reconnu officiellement par les Alliés. L’indépendance de la France est assurée. Pour le général de Gaulle cela allait tellement de soi qu’il se serait écrié : « On ne voudrait tout de même pas qu’on illumine ! ». A la fin du mois d’octobre, il autorise le retour en France du secrétaire général du Parti communiste, Maurice Thorez exilé en URSS depuis 1939. A cette nouvelle, les derniers CDL récalcitrants se rangent derrière le nouveau chef de l’État. Il reste maintenant au gouvernement d’union nationale qu’il dirige à panser les plaies de plusieurs années d’occupation et à ravitailler d’urgence la population. Mais pour mener à bien cette mission, il dispose d’un homme d’expérience : Paul Giacobbi, toujours à son poste à la tête du ministère du Ravitaillement.
Un an après la Corse c’est donc l’ensemble du territoire français qui s’est vu confronté aux mêmes problèmes économiques et politiques. Et en se libérant précocement, l’île a bel et bien fait office de laboratoire.

Les premières batailles électorales après la Libération

­Mais dans l’île la lutte politique continue en s’accentuant même à l’approche des futures consultations électorales. Elle va notamment se mener par organes de presse interposés. Le 13 novembre 1944 le mouvement pour la Ive République lance l’édition bastiaise de son journal. Dans le premier numéro, Jean Zuccarelli du Comité départemental et futur maire de. Bastia, explique que ce journal s’imposait car, je cite : « depuis les 14 mois de libération la presse nouvelle n’a pas, dans le nord de l’île reflété toute l’opinion ». Dans la IVème République, Hyacinthe de Montera affirme le 4 décembre que leur mouvement est « un cartel de gauche épris d’ordre et de liberté ». Le 18, c’est au tour de l’avocat François Giacobbi de répondre aux attaques du Front National et du Parti communiste qui ont affirmé que le Mouvement pour la IVe République était largement composé «de collabos et d’hommes de clans». Il leur oppose la main mise du Parti communiste sur le Front National et précise que même si celui-ci affirme vouloir tout subordonner à la conduite de la guerre, il n’est pas évident que les communistes ne recherchent que « la libération de la patrie, son relèvement et le rétablissement des libertés». « amour de la démocratie, alors qu’ils voulaient faire procéder à la désignation des corps constitués grâce à la mitraillette » ironise-t-il. Malgré ces tensions, le Front National se prononce en faveur d’une union dans une liste unique pour les élections. Mais La IVème République leur oppose un refus catégorique tout en relatant dans son journal que le professeur Simon Vinci­guerra a tenu une conférence début décembre au cinéma le Régent à Bastia où il a déclaré : «plus de discordes épuisantes, plus de vaines querelles, tous unis (…), tout pour la France ».

Il faut ici préciser le contexte national. Début 1945, une grande force politique tente de voir le jour par la fusion des deux principaux mouvements de Résistance : le Front National et le Mouvement de libération nationale, MLN. Si le premier est largement composé de communistes, le second est plus hétérogène, comprenant, entre autres, une fraction communiste mais aussi une fraction socialiste et une fraction gaulliste. Lors de son Congrès national du 30 janvier au 3 février 1945, le Front national se déclare favorable au projet. Mais des éléments du MLN craignent que l’union se fasse au bénéfice du Front national et rejettent finalement la fusion. Ce qui va entraîner le départ d’une minorité qui va constituer avec le Front national l’éphémère Mouvement unifié de la Résistance française. La majorité du MLN s’associe avec d’autres mouvements de Résistance dans l’Union Démocratique et Socialiste de la Résistance, l’UDSR, créée le 25 juin 1945. Mais revenons en Corse. Face à ces différentes prises de position, la population locale semble connaître un certain désarroi qui transparait dans la presse locale. J.A Mariani publie un article dans la IVème République dans lequel il raconte la confusion dont lui font part les gens dans la rue et répond en rappelant que: « le Front National, la IVe République ou Combat ne sont pas des partis politiques mais des mouvements de Résistance qui n’auront en principe plus raison d’être une fois la guerre terminée ».
Nous pouvons ici nous interroger sur la sincérité de ce propos puisque quelques lignes plus loin, il précise que tout candidat inscrit à un mouvement de Résistance doit faire suivre ses prénoms et noms d’une étiquette politique. Or, la IV République ne cesse de dénoncer le camouflage du Parti communiste sous l’appellation Front national.

Du côté des communistes insulaires justement, la première crainte à l’approche des consultations électorales est de voir revenir sur le devant de la scène les anciens chefs de clans et les dirigeants de la Corse d’avant guerre. C’est certainement la raison pour laquelle ils prônent une liste unique. Autre source d’inquiétude : le retour des mobilisés, des déportés et des prisonniers politiques. Pour les communistes, ces hommes qui manquent cruellement à l’effort de redressement économique de la Corse, ont aussi leur mot à dire et leur absence peut fausser le scrutin. Mais « La IVème République » leur oppose alors l’idée du caractère provisoire de ces élections et explique qu’il faudra de nouveau voter à leur retour. Chaque camp va alors s’opposer sur la conduite à tenir. Pour le Front National si ces élections ont lieu, il est nécessaire de faire l’union alors que la IVème République en rejette l’idée officiellement par une résolution votée lors d’un congrès départemental extraordinaire qui se tient le 25 mars 1945 à Bastia. En voici un passage : «L’association IVe République, intégrée du mouvement de libération national considérant qu’elle n’est pas une association politique mais un mouvement patriotique issu de la Résistance composé de citoyens appartenant à divers partis politiques, ne peut pas prendre part à des luttes politiques susceptibles de créer la division parmi ses membres considérant qu’une liste unique de la Résistance est une duperie par rapport au suffrage universel renaissant, elle décide de ne pas participer aux prochaines consultations populaires en tant que mouvement de résistance et de laisser à ses adhérents la liberté d’action». Ainsi, non seulement elle refuse l’union, mais elle jette par la même occasion le discrédit sur le Front National qui se déclare lui aussi comme un mouvement composé de diverses tendances politiques. Comment peut-il donc se présenter aux élections sans passer pour un parti ?

De son côté, le Parti communiste mène campagne. Comme l’a démontré l’historien Ange Rovere : « il semblerait que le gros effort ait débuté à l’automne 1944 pour s’intensifier, les échéances électorales se rapprochant dans les premiers mois de 1945 ». Et le succès est au rendez-vous puisque les adhésions se multiplient. À cet instant, nous sommes donc en présence d’un côté d’un FN soucieux de conserver sa puissance — notamment dans les municipalités — et d’attendre le retour d’une partie de ses partisans et, de l’autre côté, des adversaires qui paraissent impatients de prendre le pouvoir en Corse et de profiter éventuellement de l’absence d’une partie de l’électorat communiste. Mais les Corses surveillent aussi de très près ce qui se passe dans la capitale libérée. Car au niveau national des tentatives de rapprochement ont lieu entre communistes et socialistes. Au Xe Congrès du Parti communiste qui se tient fin juin 1945, Maurice Thorez lance un vibrant appel à l’union et un projet de charte d’unité de la classe ouvrière de France est présenté par le parti. Dans le journal communiste insulaire Terre Corse,  Raoul Begnini écrit le 8 juillet 1945 : « pour une corse prospère dans une France libre, forte et heureuse : unissons nous». Une union qui, pour les communistes, doit se faire sur la base du programme du Conseil National de la Résistance. Mais les radicaux ne sont pas intéressés par cette proposition et la tentative d’union entre le Front National et le MLN ayant échouée au niveau national, c’est surtout avec les socialistes que les communistes tentent un rapprochement. Au mois d’août les réalisations deviennent plus concrètes. Le 12, Terre Corse annonce que l’unité est en marche avec pour la première fois en Corse une section du Parti ouvrier français qui s’est constituée à Propriano et que  l’unité de candidature aux élections a été organisée. Terre  Corse déclare de même que : « quoique fassent les ennemis du peuple avec leur presse de défense des trusts, les travailleurs comprennent que l’unité des deux grands partis se déclarant de la classe ouvrière est une des conditions indispensables à la grandeur de la France ». Pourtant, le Congrès SFIO d’août 1945 ajourne l’unité avec le Parti communiste. Mais ce dernier ne désarme pas. Lorsque le 9 septembre 1945, Terre Corse célèbre les deux ans de l’insurrection corse il précise : « Le 9 septembre 1943 nous étions unis pour libérer le pays, le 9 septembre 1945 restons unis, nous libérerons la République». Ce qui n’empêche pas, par ailleurs, les attaques virulentes, notamment entre le Journal de la Corse et Terre Corse. Finalement, plusieurs listes se présentent aux élections municipales : celle d’Union patriotique républicaine et antifasciste qui regroupe les communistes et le Front National, la liste Démocrate indépendante et la liste gaulliste républicaine et radical-socialiste avec Paul Giacobbi et la IVe république.

Au soir du 29 avril 1945, Me Hyacinthe de Montera est élu maire de Bastia avec comme premier adjoint M. Giudicelli qui se présentait sur une liste Front National. Ailleurs, on attend le soir du 13 mai pour connaître les vainqueurs : le Front national compte 189 municipalités, les « Giacobbistes » 112, les socialistes 21, le reste allant plutôt au courant piétriste de droite. Les villes les plus importantes ont des municipalités dominées par le Front national comme à Bastia, à L’Île-Rousse, Sartène, Ajaccio avec Arthur Giovoni et même Porto-Vecchio, fief de la droite piétriste de Camille de Rocca Serra ou encore Calvi, la ville du leader radical-socialiste Adolphe Landry, qui a désormais cinq conseillers municipaux communistes. La droite piétriste, qui avait dominé la politique insulaire avant guerre, est en déroute et les socialistes en échec relatif. Nous pouvons donc reprendre ici l’analyse d’Ange Ro­vere selon laquelle : « le succès de la politique d’union autour du Front National et de l’idéal de la Résistance est évident, surtout lorsque l’on sait qu’en 1935 les communistes n’étaient que rarement présents dans les conseils municipaux».

Pour rendre compte de l’ambiance de l’époque notons un article de François Vittori dans Terre corse dans lequel il affirme que : « dans tout le département le PCF est reconnu désormais comme un très grand parti de la République » et que « M. le préfet, représentant du gouvernement provisoire, qui laisse entendre que les résultats des élections et la volonté populaire ne sont pas de son goût, devra tenir compte de cette évolution de l’état des esprits dans la Corse entière ». L’adversité entre les communistes et la préfecture se poursuit donc et la tentative de cette dernière pour réduire leur influence semble avoir provisoirement échoué. À Ajaccio où le Front national l’a emporté avec l’aide des socialistes face aux radicaux et aux bonapartistes, le nouveau premier adjoint, Nonce Benielli, déclare dans un discours que : « les forces du passé veulent revenir à la surface avec les anciennes méthodes périmées de l’affairisme politique et ne veulent pas de mœurs politiques nouvelles. Mais, dit-il, le Front National est un danger pour elles ».

Cette victoire du Front national et des communistes durcit évidemment les positions et les critiques entre les différents courants en présence redoublent de virulence. Pourtant, ce succès est peut-être plus fragile qu’il n’y paraît car les conflits de toute nature ont interféré dans ces élections, de nombreuses disparités locales ont permis au Front national de s’imposer et, dans de nombreux villages, le Front national ne  paraît être majoritaire ou même simplement représenté que parce qu’il a bénéficié de voix non communistes qui ne lui sont pas définitivement acquises et le succès apparaît donc  précaire si la Résistance n’arrive pas à le consolider. Le Front national doit donc, en vue des cantonales et des  législatives de l’automne 1945, tout mettre en œuvre pour renforcer sa puissance, notamment en tentant de se rapprocher des socialistes et en attaquant de front Paul Giacobbi tandis que leurs adversaires radicaux veulent parvenir à barrer la route aux communistes par tous les moyens, notamment en n’hésitant pas à remettre en selle la droite insulaire piétriste en allant chercher Jacques Gavini, un neveu de François Piétri. Les affrontements politiques vont alors redoubler d’intensité, notamment à travers des meetings, des réunions publiques et des organes de presse qui tiennent une place centrale dans les campagnes électorales.

Les premières consultations marqueront un certain succès pour les communistes puisque trois d’entre eux feront leur entrée au conseil général de la Corse alors que celui-ci était exclusivement composé avant guerre de Pietristes et de Landrystes. Les premières élections législatives donneront la victoire aux leaders radicaux locaux Paul Giacobbi et Adolphe Landry mais, pour la première fois, un communiste sera élu député de la corse en la personne d’Arthur Giovoni. De plus, au niveau national le Parti communiste deviendra la première force politique française et ces élections marqueront l’écroulement du radicalisme et de la droite. Mais aux municipales d’octobre 1947, les communistes perdront 116 municipalités par rapport à celles étiquetées Front national en 1945. L’immédiat après-guerre affirme donc le recul d’une des formations politiques qui s’était le plus illustré dans la Résistance et qui était devenue, à la Libération, maître du jeu politique : le Parti communiste françaisEn Corse, il a perdu le pouvoir au profit de la droite et des clans qui ont connu rapidement un nouvel essor. Un passage passionnant de l’histoire politique de la Corse sur lequel nous aurions aimé nous pencher plus longuement mais qui mérite une conférence en soi.

Dominique LANZALAVI

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