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1942-1943. Occupation, Résistance, LibérationDossiers La collaboration au Niolu. 1940-1956

2 décembre 2019

« La présente communication vient clore un triptyque * entamé en octobre 2013, lors du colloque consacré au 70ème anniversaire de la libération de la Corse.’ Il va de soi que le sujet abordé, même après sept décennies, s’inscrit dans un cadre historique et mémoriel délicat, sachant qu’à ce propos, aussi bien en Corse que sur le continent, la page est loin d’être tournée… » Hubert Lenziani **

Cela oblige le narrateur à une certaine distanciation, voire une extrême prudence, quant aux faits évoqués, sans pour autant s’abstraire de la rigueur scientifique qui s’impose, et ce, quelle que soit la réalité abordée, aussi douloureuse soit-elle.
Le choix du continuum – surtout le second millésime ­peut interpeller l’auditoire… Pourtant, à l’explication de celui-ci, on s’apercevra qu’il procède à la fois d’une logique historique et mémorielle, et ce, dans un saisissant contrepoint à la réalité et aux valeurs de la Résistance, insulaire et nationale.

1956 voit, en effet, au mois d’octobre de cette année, les obsèques à Casamaccioli, de Simon Sabiani, figure emblématique de la Collaboration. Devant une foule nombreuse, à savoir des milliers de personnes (dont plusieurs anciens collaborateurs), hommage lui est rendu, à travers un discours élogieux du maire de Corte, Me Pierucci), les honneurs militaires et la présence du drapeau du PPF [Parti Populaire Français] sur le cercueil. L’événement revêt une double valeur symbolique, et ce, seulement treize ans après la libération de la Corse ; d’une part, il s’agit d’un véritable camouflet administré aux « soldats de l’ombre » et aux valeurs défendues par ces derniers ; d’autre part, le retour du proscrit signifie que les chantres et nostalgiques de la Collaboration ont toujours leur mot à dire, même si le deuil porté à l’occasion s’inscrit également dans le cadre des relations inter familiales villageoises et personnelles (au regard des services rendus par l’intéressé lorsqu’il était député et maire de Marseille). Le socle déontologique et chronologique étant posé, il nous appartient à présent de dégager les éléments factuels et analytiques de la problématique envisagée dans l’exposé qui suit.

I. Le sabianisme : un impact non-négligeable au Niolu à la veille de la guerre

Député (1928-1936) et maire de Marseille (1931), Simon Sabiani, de par sa position et ses réseaux, a favorisé l’embauche de plus de 5000 Corses (du Nord de l’île en particulier, dont de nombreux Niolins, de Casamaccioli et Lozzi surtout), et ce, dans les 3e et 4e cantons de la cité phocéenne. Cette donnée sociologique est fondamentale pour comprendre l’influence exercée par Simon Sabiani sur une partie de l’électorat niolin, en particulier celui se réclamant de la droite pietriste (gaviniste). D’ailleurs, le leader marseillais ne manque jamais de venir se ressourcer dans son village de Casamaccioli lorsqu’il en a l’occasion. De plus, certains membres de sa garde rapprochée sont originaires du canton, notamment des communes de Calacuccia, Casamaccioli et Lozzi.

Même si la visite des membres du PPF en Corse (1937) n’a pas eu l’impact souhaité, il n’en demeure pas moins que le terreau est là pour les événements que la défaite de 1940 va induire.

II. – Calacuccia 1941 : une délégation spéciale vichyste• très impliquée

Au moment où les événements de mai – juin 1940, à leur terme (armistice du 22 juin), placent la Corse sous l’autorité• du régime de Vichy (avec la présence d’une commission d’armistice italienne), la commune de Calacuccia est la seule du canton du même nom à être d’obédience « radicale » (centre gauche landryste), les quatre autres épousant une longue tradition gaviniste (droite pietriste).

En octobre 1941, la municipalité élue en 1935 (dernières élections municipales avant la Seconde Guerre mondiale) est dissoute et remplacée par une délégation spéciale de trois membres, dont le président est Negroni Dominique. Politiquement parlant, les membres désignés sont issus du partitu gaviniste, lequel s’est toujours situé dans l’opposition municipale, et ce, depuis plus de sept décennies. Cette dissolution – illégale car le conseil municipal avait voté son budget – a pour prétexte officiel une mauvaise gestion et des dissensions au sein de l’équipe sortante.

Cependant, un témoignage recueilli auprès du fils du premier adjoint de l’époque (Geronimi Vital-Antoine) apporte un démenti aux raisons invoquées et précise : « Le conseil municipal dont faisait partie mon père a été dissout pour Gaullisme ».2 Le motif porte un nom : Résistance. De ce point de vue, la dissolution apparaît comme une réponse répressive, à caractère politico-administratif, traduisant la volonté du régime de Vichy de juguler les velléités anti-pétainistes de certaines municipalités (radicales en particulier).3

Dans ce contexte, la révocation du secrétaire de mairie titulaire, Geronimi Étienne-Joseph-Mathieu, s’inscrit dans une double logique politique et familiale, révélant ainsi l’existence de tensions dépassant le seul cadre idéologique. Il faut savoir que, depuis 1925, le groupe familial et patronymique Negroni alimente fortement le partitu gaviniste, suite à une scission au sein de la majorité «radicale» de l’époque. Ce sont surtout l’action et la personnalité du président de la délégation spéciale qui témoignent d’un climat collaborationniste, sur fond de règlements de comptes politico-familiaux, notamment à partir de l’occupation italienne, en novembre 1942.

III Entre collaboration et délation : le « cancer des âmes »

L’occupation italienne de la Corse entraîne au Niolu la présence de plus de 200 soldats italiens, auxquels s’ajoute un contingent de chemises noires, le tout réparti dans les cinq communes du canton. Le chef-lieu, Calacuccia, accueille quant à lui l’état-major, lequel est installé dans un hôtel du village. Ce point est à souligner car, deux années plus tard (juin 1944), le responsable organisation de la résistance cantonale, dans un de ses écrits, « ciblera » l’établissement en question comme étant un fief de collaborateurs.

La présence italienne va contribuer au renforcement du pouvoir du président de la délégation spéciale, lequel, d’après les témoignages rapportés « imposait lourdement ses administrés, surtout ceux qui n’étaient pas de son bord ».4 L’utilisation des deux mors du système politico-répressif ­Vichy et l’occupant italien – par le président de la délégation spéciale permet également de « donner du grain à moudre » à ceux qui lui sont proches – idéologiquement parlant, nous entraînant là sur le délicat et mouvant terrain de la délation et de la collaboration.

Le fait que nous allons évoquer, à partir d’un témoignages, au regard des protagonistes et des conséquences induites, est significatif de ce fameux « cancer des âmes », dont parle Henri Amouroux, dans le tome 5 de sa monumentale Grande Histoire des Français sous l’Occupation. Au mois de février 1943, devant l’Hôtel de France à Calacuccia, trois personnes devisent. La discussion est momentanément interrompue par l’arrivée d’écoliers proposant à la vente des photos du maréchal Pétain. Sollicité, un des protagonistes (Geronimi Étienne-Joseph-­Mathieu – secrétaire de mairie révoqué par Vichy) répond à un des écoliers : « Voilà X franc et la photo tu te la mets où je pense…». À l’énoncé de la phrase, le propre cousin germain de l’intéressé prend congé du groupe et prévient le président de la délégation spéciale, Negroni Dominique, lequel avertit les autorités italiennes. Dans les quarante-huit heures, Geronimi Étienne-Joseph-Mathieu est traduit en correctionnelle, et son épouse, directrice d’école à Calacuccia, mutée d’office à Corte.

En analysant cet épisode de la sociabilité villageoise sur fond de conjoncture, quelques observations peuvent être faites :

  • D’une part, celui-ci est l’illustration des deux réalités de l’époque que furent chez certains la délation et la collaboration ;
  • D’autre part, et ce, grâce au témoignage oral, il apparaît, dans ce cas précis, que les deux travers précités ont, pour motif indirect et plus profond, un conflit familial à caractère foncier, opposant les deux protagonistes ;
  • Aussi, la dénonciation dont est victime l’ancien secrétaire de mairie apparaît comme l’exutoire d’une rancune personnelle, voire d’un règlement de compte ;
  • Cependant, l’utilisation de l’outil répressif, pour un tel prétexte, dont rien n’indique s’il s’agit d’un trait d’humour ou d’un propos emprunt de conviction, témoigne d’un état d’esprit qui jette son auteur sur le double chemin de la délation et de la collaboration ;
  • Cette réalité – délation/collaboration – qui, dans ce cas, est loin d’être un épiphénomène, montre qu’un des ressorts essentiels de la structure clanique villageoise est ici brisé : la solidarité.

Paradoxalement, c’est précisément cette solidarité- familiale, citadine, villageoise – qui, en 1945 et après, contribuera à une épuration insulaire très douce… Pour l’instant, le caractère têtu des faits témoigne que le théâtre de l’Occupation est une scène où se côtoient âmes pures et âmes sombres, destins contradictoires, glorieux et douloureux, animés par un devoir jugé légal ou légitime, selon les convictions des uns et des autres… La Libération, insulaire (1943) et nationale (1944), se chargera, autant que faire se peut, de séparer le pur de l’impur glorifiant les uns et jetant l’opprobre de la nation sur les autres.

IV. – État des lieux : une « comptabilité » délicate

Le programme du Front national de libération de la Corse déclinait quatre objectifs majeurs :
*Chasser l’ennemi italo-allemand ;
*Remplacer le régime collaborationniste de Vichy ;
*Donner la parole au peuple ;
*Châtier les traîtres.

Le dernier objectif, selon Paul Colonna D’Istria (6), devait s’accompagner d’une épuration agissant en toute équité. Pour cela, »Il fut demandé aux patriotes de dresser, par avance, la liste de ceux qu’ils jugeaient indignes et d’articuler, contre eux, les griefs précis qu’ils estimaient fondés, de rassembler sur chacun d’eux, les témoignages nécessaires et irréfutables à la fois, de rédiger en bref, chacun sous sa responsabilité, la plainte ou la dénonciation, voire même l’acte d’accusation, dans des conditions d’objectivité absolue ».7 Ainsi, les acteurs avérés de la Collaboration : « devaient être jugés après la tourmente, en toute sérénité, quand tous les éléments d’appréciation les concernant auraient pu être rassemblés ».8

Le Niolu n’échappant pas à la règle, le responsable organisation du réseau de résistance cantonal – Lenziani Raymond-, au lendemain de la libération de l’île, adressa au Comité d’épuration un certain nombre de listes de personnes identifiées, émanant des divers responsables locaux de la résistance, afin que la Justice exerçât son cours. Néanmoins, certains faits indiquent qu’une épuration sauvage fut évitée de justesse, notamment à Casamaccioli, où un délateur fut sur le point d’être brûlé vif, n’ayant la vie sauve que grâce à une médiation de dernière minute.

Calacuccia ne fut pas en reste, puisque le président de la délégation spéciale de Vichy, menacé d’exécution par certaines personnes – dont des membres du réseau de résistance local -, dut quitter précipitamment le village pour n’y plus revenir. Concernant le chef-lieu de canton, nous possédons un document, daté vraisemblablement de juin-juillet 1944, dans lequel le responsable organisation de la Résistance évoque la situation d’un établissement hôtelier (dont nous tairons le nom par souci déontologique), avant, pendant et après l’occupation italienne.

Nous reproduisons l’intégralité du texte afin de montrer l’acuité du phénomène collaborationniste, ses divers acteurs locaux, mais également souligner les interrogations de l’auteur des lignes face aux lenteurs de la justice républicaine, nouvellement réinstallée en Corse :

«Hôtel […] à Calacuccia, Hôtel des Collaborateurs

Avant l’occupation fasciste «, l’hôtel […] de Calacuccia était le rendez-vous de ces Messieurs les collaborateurs et le lieu sacré de tous les légionnaires. Les propriétaires, collaborateurs 100 %, recevaient comme de bien entendu Colonel et Capitaine d’un même nom avec les égards dus aux représentants du Maréchal et du Président Laval. Ce complot avait pour but non seulement de proclamer très haut qu’ils souhaitaient la victoire allemande, et que de Gaulle était un traître, mais aussi de fournir des listes avec les noms des patriotes qui détestaient les Pétain et les Laval.

Pendant l’occupation, tout de suite attiré comme un aimant, l’État Major italien installa ses quartiers dans ledit Hôtel, à la grande joie de Mme la propriétaire et du capitaine. Bal, partie de carte, les plus beaux quartiers de viande (veau) achetés par Mme au marché noir, étaient offerts gratuitement à MM. les officiers. Tous les renseignements leur étaient donné sur les antifascistes et principalement sur le premier parachutage.

Après l’occupation vient la libération. Des rapports fournis au comité d’épuration auraient dû donner aux patriotes satisfaction. Hélas ! Rien n’a été fait et plus que jamais la fête continue. Le colonel fut arrêté et mis en liberté quelques jours après et envoyé en résidence surveillée dans sa belle propriété de Vescovato. Le capitaine se promène en sifflotant et complote avec ses confrères mis en résidence surveillée dans cette belle région du Niolo et comme de bien entendu à l’hôtel […] ou plutôt à l’Hôtel des collaborateurs.

Donc, propriétaire, capitaine, collaborateurs non arrêtés, et quelques autres personnalités comme le commandant Dupuis, le professeur Mondielli, etc, etc, ont formé leur ministère. Ils se réunissent tous les jours, soit à l’hôtel ou sous un châtaigner et attendent avec impatience leur départ pour la France continentale pour être incorporés dans les forces de Darnan pour essayer d’arrêter les troupes alliées qui ont pris pied en Normandie ou bien combattre les patriotes. Il serait bon de donner satisfaction à ses Messieurs mais avant il serait nécessaire qu’ils fassent un stage à Colomb Béchar ».9

En analysant, terme à terme, le contenu de ce document, une réalité saute aux yeux : à Calacuccia, moins d’un an après la libération de la Corse, le phénomène collaborationniste, loin d’être éradiqué, constitue bel et bien une réalité, sur laquelle il faut compter. Si l’occupant italien n’est plus une menace, le pétainisme et ses variantes sont toujours bien présents, et, qui plus est, animés de velléités bien identifiées. Cette situation explique la détermination du responsable organisation de la résistance cantonale quant à l’éventualité d’une action afin de neutraliser ces « forces obscures ». Néanmoins, c’est sans compter sur une constante qui brouille les cartes et explique l’absence d’une action juridique, voire répressive, à l’égard des acteurs identifiés de la collaboration : la prégnance des relations inter-familiales à l’intérieur du microcosme villageois, et, a fortiori, au niveau du canton. Cet « invariant » historique, à l’instar de la structure clanique (dont il est d’ailleurs le support) va servir de rempart à la forme d’épuration que nombre de résistants attendaient, et ce, dans l’optique du quatrième et dernier objectif du Front national : « Châtier les traîtres ». Séparer « le bon grain de l’ivraie » n’a pas été chose facile, surtout lorsqu’il s’est agi de solder les comptes de cette guerre franco-française, où les passions et les haines ce sont entremêlées de manière si dramatique. Aussi, on conviendra de la difficulté à établir une comptabilité fiable en la matière, tant les motivations des uns et des autres furent complexes, car procédant tour à tour de l’intime conviction idéologique (adhésion au pétainisme ou au fascisme), voire de l’intérêt ou du règlement de compte familial ou personne.

Alors quels chiffres ?

En 1942, selon les indications fournies par le service de renseignement de l’armée française et son homologue italien (SISM), 22 % de la population de la Corse du Nord n’étaient pas hostiles à la présence italienne. En prenant comme base les données les plus fiables, à savoir le chiffre de 1943 (rationnés), ce pourcentage, sur un effectif de 123 092 individus (pour 215 502 habitants dans l’île), représenterait 27 080 personnes, chiffre non négligeable. Bien évidemment, à ce niveau, il ne faudrait conclure, de manière hâtive et hasardeuse, que cet ensemble constitue la réalité collaborationniste. Cependant, on peut raisonnablement affirmer que, sur ce total, une bonne frange a pu rassembler plus que des sympathisants de l’Italie fasciste, associés au pétainisme (dans son cadre d’adhésion à la Révolution nationale). En étant prudent sur les chiffres, puisqu’un calcul des moyennes, cantonale et communale, au regard du total évoqué, serait risqué (qu’on en juge : cela équivaudrait, en moyenne, à 660 sympathisants par canton – 41 sur 62 – et 113 par commune – 238 sur 360…). Concernant une ville comme Bastia (32 970 habitants), Leo Micheli (un des responsables du Front National), dans un entretien accordé à Terre Corse (mensuel de la section de Haute-Corse du PCF) 10, estimait à environ 150, le nombre de collaborateurs actifs, soit 0,45 % de l’ensemble. Davantage que le pourcentage (faible, en apparence), c’est le chiffre brut qui est important, quant au caractère actif des intéressés, surtout dans le contexte d’occupation italienne.

Qu’en est-il de Calacuccia et du Niolu ? Le document que nous avons retranscrit plus haut indique que le chef-lieu de canton fut, pour certains, un espace de collaboration et de délation (d’ailleurs, le responsable organisation du réseau de résistance, fut lui-même arrêté deux fois sur dénonciation), et, à ce titre (témoignages oraux aidant), on peut estimer à plus d’une dizaine les personnes suspectes d’intelligence avec Vichy et l’occupant italien. Dans les autres communes du canton, des propos recueillis sont révélateurs d’actions de délation, voire de compromission affichée avec l’occupant (à titre d’exemple, un habitant prit comme parrain de son fils un officier des chemises noires italien). Le chiffre de plus de 70 collaborateurs, délateurs et sympathisants peut constituer une base d’appréciation fort probante, au plan quantitatif, ce qui, correspondrait, l’un dans l’autre, à 2,25 % de la population cantonale (sur ce point, une autre source – auteur d’une thèse de 3e cycle sur Simon Sabiani – nous indiquait le chiffre de 140…).

Quoiqu’il en soit, au-delà des chiffres, c’est l’impact du phénomène qui est à souligner, et, à ce titre, on peut dire que celui-ci a «cassé», rappelons-le, un des ressorts essentiels de la structure clanique villageoise : la solidarité.

V. – Convulsions mémorielles

Comme nous l’avons vu précédemment, la collaboration au Niolu ne s’est pas arrêtée avec la libération de la Corse, le 4 octobre 1943. De ce point de vue, la période comprise entre octobre 1943 et les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, dans l’île, mérite une étude approfondie, en particulier sur les traitements réservés aux personnes poursuivies pour faits de collaboration ou autre. Les décisions – souples – des Chambres civiques et Cours de Justice, de 1945 à 1948, témoignent d’une espèce de paradoxe, à savoir que la solidarité, dévoyée, entre autres par la délation, a servi de rempart, par le jeu des solidarités familiales, à une épuration plus dure, à l’image de celles de la Grèce ou de la Yougoslavie.

Pour autant, à Calacuccia, dans le cadre des élections d’après-guerre, les enjeux de mémoire autour de la Résistance et de la Collaboration vont être incisifs et conditionner fortement le climat ambiant. Lors des municipales d’avril 1945 et, surtout, de mars-avril 1947, les rappels à ces deux référents en contrepoint seront fréquents, constituant de véritables «épées de Damoclès» planant au dessus des consciences, servant d’arguments aux uns et aux autres. À cet effet, l’extrait que nous allons produire s’inscrit pleinement dans ce contexte mémoriel, à travers la réponse qu’adressent, par voie de presse (Le Petit Bastiais du 10 avril 1947), au lendemain du second tour de scrutin, les représentants de la liste « radicale » à leurs homologues gavino-« socialo-communistes » :

« Élections Municipales de Calacuccia.

Le Patriote d’hier a donné en termes un peu charlatanesques les résultats des élections municipales qui ont eu lieu à Calacuccia dimanche dernier. Il est exact que la liste Gavino-communiste, dite républicaine et résistante (!) l’a emporté par 225 voix contre 193. Cette liste comprend sept gavinistes des plus sincères et 5 socialo-communistes d’origine très récente. Certes les chiffres parlent, mais qui vivra verra… Mais de grâce un peu de pudeur. Oui, la liste élue comprend deux ou trois sympathisants de la résistance, mais on peut affirmer qu’elle est patronnée et appuyée par un très grand nombre de légionnaires [Légion Française des Combattants], de non résistants et d’éléments notoirement hostiles à la résistance. Par contre, la liste adverse ne comprend que des sympathisants de la résistance et elle est patronnée et appuyée par les vrais résistants qui n’ont pas craint une seule minute d’affronter publiquement les foudres de Vichy et dont quelques-uns ont été en prison et l’objet de multiples enquêtes et de demandes d’internement. De ceux qui ont voté pour la liste gavino-communiste, dimanche dernier, aucun ne s’est rendu le 11 novembre 1942, sur l’ordre de De Gaulle, au monument aux Morts où se trouvaient déjà les gendarmes pour interdire, mais en vain, cette manifestation. Nous pourrions donner d’autres précisions si les gavino­-communistes y tiennent. Donc un peu de pudeur ».

La lecture de ce texte est intéressante à plus d’un titre, car elle renforce ce que nous écrivions précédemment, quant au rôle d’étalon de conscience que furent la Résistance et la Collaboration. De plus, elle confirme, si besoin est, les propos tenus, en juin-juillet 1944, par le responsable organisation de la résistance cantonale, quant au caractère actif de la collaboration à Calacuccia. Enfin, elle traduit le climat de tensions, apparentes ou larvées, au plan communal, résultante de l’impact traumatique engendré par la guerre et l’occupation.

Conclusion : exercice délicat pour une page non encore tournée…

En abordant la thématique de la collaboration au Niolu, avec une focale sur son chef-lieu, Calacuccia, nous sommes conscient d’ouvrir un chapitre délicat, au plan de l’Histoire et de la Mémoire. Cependant, nous pensons qu’il convient de le faire, en adoptant la prudence et le recul nécessaires à ce type de sujet, sans esprit de voyeurisme et sans jugement péremptoire. D’ailleurs, notre intention n’est point de juger ­c’est le rôle de l’Histoire – mais d’essayer de comprendre, en tenant compte du contexte et de la complexité de ses composantes : familiales, idéologiques, individuelles, politiques, psychologiques, bref celles relevant de la seule nature humaine…

Sept décennies après, comme le titrait Henri Amouroux dans le dernier tome de sa monumentale Grande Histoire des Français sous l’Occupation12 : « La page  n’est pas encore tournée », preuve que la guerre civile qui opposa deux catégories de Français demeure, à l’instar des propos d’Henry Rousso : « un passé qui ne passe pas »13. Au terme de notre propos, une question mériterait d’être posée, et ce, au regard des jugements cléments prononcés par les instances judiciaires de la République, à l’égard de ceux qui en combattirent la légitimité : Si le sort des armes avait été tout autre, aurions-nous assisté à la même mansuétude de la part des vainqueurs fasciste et nazi ?

* *  Hubert Lenziani, historien

 * Voir sur le site :

La résistance au Niolu

Calacuccia, une commune au lendemain de la Libération

NOTES

1 – Les deux précédents thèmes abordés étaient : La Résistance au Niolu et Les élections à Calacuccia au lendemain de Libération.
2 – Témoignage de Geronimi Antoine, septembre 1981.
3 – Il convient de souligner que, au plan national, sur injonction des autorités allemandes, Vichy procède au remplacement de nombreuses municipalités, de gauche comme de droite, et ce, par des délégations spéciales proches du régime.
4 – Témoignage de Geronimi Victor, juillet 1981.
5 – Témoignage de Geronimi Jean-Baptiste, avril 1982.
6 – Lieutenant-Colonel, chargé de coordonner l’action militaire de tous les mouvements de résistance, en 1943. Un des cinq membres – Paul Cesari – du Conseil de préfecture qui, le 9 septembre 1943 à Ajaccio, procéda au rétablissement des institutions républicaines.
7 – Paul Colonna d’Istria, in Bulletin Corse, février 1947, p. 34.
8 – Paul Colonna d’Istria, op. cit., p. 34.
9 – R. Lenziani, archives personnelles.
10 – Entretien filmé de 2012.
11 – En 1945, à la veille des élections municipales d’avril, selon un rap­port des Renseignements généraux, le groupement politique le plus important au Niolu était la Légion des combattants du Golo, laquelle comprenait 207 membres. Il s’agissait d’un vivier pétainiste dont le président – le colonel Giansily, conseiller général sortant – fut arrêté pour faits de collaboration, relâché et assigné à résidence surveillée à Vescovato.
12 – Intitulé d’ailleurs La grande histoire des Français sous l’Occupation.
13 – Henri Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas.

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