Chargement...

 

1942-1943. Occupation, Résistance, LibérationDossiers Une figure controversée : le commandant Pietri

2 décembre 2019

Acte du colloque de l’ANACR 2B du 27 mai 2016 par Hubert LENZIANI. « La science historique a ceci de particulier – c’est une de ses qualités – qu’elle revisite en permanence son champ d’investigation, offrant aux chercheurs de nouvelles perspectives d’analyse, propres à nourrir le débat, faisant avancer ainsi la connaissance dans différents domaines. Le sujet de la présente communication s’inscrit pleinement dans cette optique tout en collant parfaitement à la thématique de ce IVe colloque, à savoir : La face cachée de la Libération de la Corse.

En effet, comme le titre l’indique, le commandant Pietri, à bien des égards, constitua ce que l’on pourrait appeler un « électron libre » de la Résistance insulaire, dans la mesure où son action, durant la période 1940-1943, se voulut marginale, voire en rupture avec celle initiée par les groupements officiels, rassemblés au sein du Front national. (1)  Aussi, cette marginalité s’est-elle inscrite dans une espèce d’« image Épinal », voire de caricature dépréciative à l’égard du personnage.
Pourtant, en observant le parcours de l’intéressé, à partir de documents nouveaux et originaux, non répertoriés dans les fonds d’archives insulaires, force est de constater que nous avons affaire à une figure résistante du plus grand intérêt, imprégnée d’un patriotisme gravé dans le marbre.
Ce constat, au-delà de la vulgate officielle (2), repose sur la consultation d’une série de 33 documents, dont un rapport officiel adressé par le commandant Pietri, en 1946, au général Lelong, responsable de la subdivision militaire de la Corse.
Autant le dire, c’est une entame de recherche que nous abordons ici, à partir de la pose de quelques jalons, en ayant conscience de son caractère imparfait, et de la nécessité d’étudier et d’analyser d’autres documents, dans l’optique de confronter, aux fins de justifier, de compléter ou d’infirmer les informations détenues.

I. Un militaire au parcours brillant.

François-Marie Pietri est né le 2 août 1887 à San Gavinu di Carbini. Il commence sa carrière militaire en 1905 dans les chasseurs alpins. Après un parcours valeureux durant la Première Guerre mondiale (Légion d’honneur en 1916), il est admis à la retraite, en 1928, avec le grade de chef de bataillon.

II. Un destin forgé dans la défaite.

Un an avant que n’éclate le Second Conflit mondial, François-Marie Pietri se porte volontaire au moment de la crise tchèque (septembre 1938), et ce, dans le cadre de la mobilisation partielle décrétée par le gouvernement Daladier.  Cet épisode, peu connu, traduit déjà la volonté de se mettre au service de la patrie, tout en étant lucide sur la suite des événements, car, comme il le souligne lui-même : « Les esprits vigilants pressentaient que MUNICH ne pouvait être qu’une trêve de peu de durée, et que des événements graves se préparaient ». (3)
En septembre 1939, dès la déclaration de guerre, il réitère sa demande d’engagement, mais celle-ci est suspendue, comme les autres, jusqu’à nouvel ordre. Ce n’est que partie remise, puisque, dès la déclaration de guerre de l’Italie à la France, le 10 juin 1940, il renouvelle sa démarche, mais, selon ses propos : « […] l’action que j’escomptais contre l’Italie n’eut pas lieu ». (4)
Cinq jours plus tard, le 15 juin 1940, un article signé du commandant Pietri paraissait dans le Journal de la Corse, sous le titre : « Amérique réveille-toi ». Selon son auteur, l’article fut « caviardé par la censure ». (5)
Conscient des heures tragiques qui attendaient le pays, François-Marie Pietri ne pouvait se résigner au sort fatal des armes. L’Appel du général de Gaulle, le 18 juin 1940, va constituer l’élément déclencheur qui propulsera le commandant Pietri dans l’action résistante, dès la première heure. Aussi, prend-il contact, à Ajaccio, avec des personnalités dont il juge le patriotisme irréprochable. Celles-ci ont pour nom, entre autres : Poggioli Antoine, Chef de Division à la Préfecture de la Corse, Gradassi, pharmacien, Silvestrini, capitaine, Leca, Silvani, Mattei, Scaglia. Après une réunion de groupe, le commandant Pietri est désigné pour se rendre à Vichy, « […] afin de s’informer :
1°) du sort réservé à la CORSE, revendiquée par l’ITALIE ;
2°) des tendances du nouveau gouvernement ;
3°) des armes et des munitions qu’il serait possible de se procurer en vue d’empêcher un débarquement éventuel des Italiens en Corse ». (6)
À Vichy, Pietri réussit à se procurer quelques armes tout en s’informant du sort de la Corse, en proie aux revendications territoriales italiennes. Cette perspective lui fait prendre langue avec les parlementaires insulaires, dont François Pietri, [un homonyme], ambassadeur à Madrid, leur adjurant de protester auprès du nouveau gouvernement (Pétain a obtenu les pleins pouvoirs, le 10 juillet 1940).
Conscient du caractère dérisoire de sa démarche (la seule exception étant Paul Giacobbi), auprès d’individus acquis à la capitulation, le commandant Pietri lance, le 11 juillet 1940, son fameux appel « CORSES, Garde à vous ! » (7). Refusé par les imprimeurs, le texte est ronéotypé au domicile d’une compatriote, Mme Susini, à Vichy, et expédié par milliers d’exemplaires en Corse, sur le continent et en Afrique du Nord. D’après son auteur, cet appel fut entendu comme en témoignèrent les lettres d’encouragement adressées, dont celle du général Devincet. Cet appel est accompagné d’un bulletin d’adhésion au mouvement qu’il crée dans la foulée : La Légion Corse. C’est donc à Vichy et non pas en Corse que le premier mouvement de Résistance corse prend forme, même si sa constitution effective se fait à Ajaccio, comme l’indique l’article 1 des statuts. (8)

III. Buts et modalités de l’action : Une interrogation et une réponse sans équivoque.

Arrêtons-nous un instant sur l’article III des statuts. Celui-ci précise que « La « Légion Corse » poursuit les fins suivantes :
1°) Poser au monde la « Question Corse »
2°) Continuer à maintenir la position traditionnelle de la Corse qui entend, quels que soient les régimes politiques au pouvoir, (9) envers et contre n’importe qui, rester Corse et Française ».
Il y a dans le point 2 de l’article une ambiguïté qui débouche sur une interrogation : le mouvement Légion Corse peut-il inscrire sa revendication dans le cadre d’un régime comme celui de Vichy, pro-allemand dès octobre 1940 ? La suite des événements va montrer que Vichy ne peut constituer le réceptacle des aspirations du groupe Pietri, bien au contraire, car, comme l’intéressé le souligne, « […] la police de Vichy, qui avait eu vent de mon action, prescrit des enquêtes »(10)  De même, il ajoute : « Une surveillance constante est exercée sur les suspects de Gaullisme et sur moi-même »(11).

IV. L’année 1941 : Le rendez-vous manqué… et son questionnement.

Durant l’année 1941, des événements vont impacter La Légion Corse, dont certains peuvent expliquer – c’est une hypothèse – l’attitude future du commandant Pietri à l’égard du Front national. Au mois de juin, l’organisation reçoit le concours de Camille Pietri, Vice-président du Conseil général de la Corse, expulsé du Maroc, car suspecté de gaullisme. Ce dernier, spécialiste du renseignement, apporte, selon Pietri, « un concours et une expérience» (12) . Cet apport est aussi lié à une décision du gouvernement de Vichy, prise à son encontre et visant à lui retirer la nationalité française, accompagnée d’un internement en camp de concentration. Prévenu par le conseiller général De Peretti, l’intéressé prend les mesures qui s’imposent afin d’éviter une arrestation.
À l’aune de cet épisode, il apparaît que le réseau Pietri offre l’apparence d’une structure organisée et active, ayant des points d’appui dans l’administration hostile à Vichy. Cette action de terrain est, selon Pietri, mal vue par la mouvance communiste, comme il le souligne dans ces propos : «Les communistes sont de plus en plus hostiles à notre mouvement et nous gênent dangereusement» (13).  Pour confirmer ses dires, il précise : « Un rapport de François Guidicelli met en évidence leur animosité à notre égard ». (14)
Cela nous amène à évoquer un épisode qui peut constituer un point de controverse, à savoir l’initiative que prend le commandant Pietri, par le biais de François Guidicelli, de rencontrer Arthur Giovoni et Jean Nicoli, le premier étant membre du Parti communiste (devenu clandestin depuis sa dissolution, en septembre 1939), le second y adhérant, en décembre 1942. Cette démarche se situe probablement en juillet-août 1941, au moment où Arthur Giovoni est toujours en Corse, car, suite à sa mutation disciplinaire sur le continent, il rejoindra Rodez en novembre 1941. (15)
Dans son rapport d’activité, François-Marie Pietri est critique vis-à-vis des communistes dont il dit que « Leur volte-face et leur « patriotisme » ne datent que de l’agression hitlérienne contre la Russie » (16).  Sur ce point, on peut regretter que le narrateur cède au poncif longtemps affiché par une certaine vulgate, et dont il convient de corriger le caractère spécieux, voire a-historique. Les archives et de nombreux témoignages prouvent que les communistes – dirigeants et militants – [en dépitn’ont pas attendu le 22 juin 1941 pour entrer dans la Résistance. (17) Cependant, Pietri note : « Mais nous voulons oublier leur attitude passée et Guidicelli prend contact avec Jean Nicoli et Arthur Giovoni, afin d’unir nos efforts et de coordonner notre action ». (18)
La suite, Pietri la décrit ainsi : « Ils promettent tous deux de venir me voir. Or, non seulement ils se dérobent, mais ils empêchent les Chefs de mission d’arriver jusqu’à moi. Il est vrai que nos buts n’étaient pas les mêmes. Les rapports que je détiens démontrent à l’évidence que l’action de Jean Nicoli et de Noël Beretti était contre tout mouvement apolitique. Le premier a été fusillé à Bastia par les Italiens, le second a été tué à Saparelli, près de Bonifacio, par les patriotes non communistes qu’il voulait désarmer en pleine bataille, pour mener à bien la manœuvre politique qui consistait à s’emparer des Mairies, seul but poursuivi par les éléments communistes. Les rapports visant ces faits sont joints en communication avec prière de retour (Annexe n°   ) » (19)  À l’évidence, nous avons là l’élément factuel du rapport Pietri le plus délicat, car très polémique, au regard des événements évoqués. (20)
C’est un pan d’histoire peu ou pas connu qui est ici dévoilé, sur lequel il convient d’apporter quelques observations.
En premier lieu, les affirmations du commandant Pietri, pour sévères qu’elles soient à l’égard de Giovoni et Nicoli, voire des communistes en général, s’appuient sur des preuves documentaires, jointes au dossier, dont on ne peut nier le caractère authentique. Pour autant, il conviendrait de confronter ces dires et rapports aux témoignages – écrits et/ou oraux – de Giovoni et Nicoli, et ce, afin de garantir une certaine vérité historique. En second lieu, on voit bien que la Résistance insulaire a été traversée de remous internes, témoignages de stratégies politiques et militaires différentes, voire opposées, même après la création du Front national.  Pire, avec l’épisode tragique de Saparelli, nous avons affaire à une guerre ouverte, circonscrite certes, entre partisans communistes et non-communistes. À ce propos, le point de vue de Pietri est excessif et de parti-pris quant aux velléités de prise de pouvoir municipal qu’il prête aux communistes. Sur ce point, le jugement des historiens a été sans appel : Le Parti communiste, en Corse comme sur le continent, n’avait ni l’intention ni les moyens de prendre le pouvoir par la force. D’ailleurs, un des quatre objectifs du Front national à la Libération était de donner la parole au peuple, c’est-à-dire réinstaller le jeu démocratique supprimé par Vichy.

V. Toujours dans l’action…

Les deux dernières pages du rapport d’activité de François-Marie Pietri concernent l’année 1942, au cours de laquelle il met sur pied une opération visant à récupérer un stock de farines, bloqué par la Commission italienne au moulin de l’Oso, près de Porto-Vecchio. D’après le rapport, une centaine de partisans devaient participer à l’opération, ce qui constitue un effectif non négligeable, en disant long sur la capacité de mobilisation et d’action du groupe Pietri. Les Italiens ayant devancé l’initiative résistante, par un transfert anticipé des farines, le commandant Pietri fit l’objet d’une plainte au parquet, déposée par le député-maire de Porto-Vecchio, Camille De Rocca Serra. Après convocation devant les autorités judiciaires, aucune suite ne fut donnée à l’affaire.
Néanmoins, le commandant Pietri, comme il l’indique à la fin de la dernière page en notre possession, met l’accent sur la surveillance accrue dont lui et sa famille font l’objet, tout en faisant état de ses sentiments pro-gaullistes et son action auprès de la population locale afin de la galvaniser.
Au lendemain de l’Occupation italienne, ses activités résistantes le plongent dans la clandestinité. Comme les éléments biographiques le précisent (21), sa famille est en proie aux turpitudes de l’occupant : fouille des tombes familiales, perquisitions, épouse arrêtée et molestée. De plus, son berger, Jean Finidori, meurt des suites de tortures. En mai 1943, face au comportement des troupes italiennes, il adresse une lettre de protestation au général Magli, cependant que son réseau continue son action contre les carabiniers et les collaborateurs, dans le secteur de San Gavinu et Porto-Vecchio. Tout en se démarquant du Front national (22), sans aide logistique, La Légion Corse va prendre part aux combats libérateurs de septembre-octobre 1943, son chef, lieutenant-colonel FFI, participant aux cérémonies officielles marquant la venue du général de Gaulle en Corse, en octobre 1943.

VI. Un autre regard sur la Résistance.

Comme nous l’énoncions au début, le sujet abordé s’inscrit dans une problématique renouvelée, en phase avec l’esprit du présent colloque. Les documents –  inédits pour la plupart – venant nourrir notre argumentaire,  pour fragmentaires qu’ils soient, n’en ouvrent pas moins de nouvelles perspectives d’analyse et de recherche. En effet, ils témoignent d’une vision autre, moins caricaturale, du personnage dont il a été question. De plus, et c’est là leur intérêt majeur, ils soulèvent des points de controverse qui engagent le débat, et ce, à travers la relation de faits totalement inconnus jusqu’alors. Aussi, la production d’autres sources, convergentes ou contradictoires, s’avère nécessaire, ce à quoi nous allons nous employer, en sollicitant des institutions comme le Service Historique de la Défense, détenteur d’un fonds Commandant Pietri.

Le dossier de la Résistance corse, plus de sept décennies après, est loin d’être clos, affichant nombre de zones d’ombre, de non-dits, constituant, par bien des aspects, une espèce de terra incognita. De ce fait, par delà les enjeux mémoriels, très prégnants, la recherche historique doit promouvoir une approche dépassionnée et sereine, détachée de tout carcan idéologique, explorant toutes les sources, sans hiérarchisation des thèmes abordés.
C’est dans cette optique que s’inscrit cette contribution, entame, soulignons-le, d’une investigation dont nous n’avons proposé ici qu’une approche liminaire.

Hubert LENZIANI

NOTES

1 – Créé en juillet 1941, le Front national incluait en son sein tous les mouvements de résistance insulaires. Cette fusion sera effective, en 1943, sous l’égide de Paul Colonna d’Istria, envoyé du général Giraud.
2 – En particulier, les ouvrages abordant l’Occupation de la Corse et la Résistance.
3 – Rapport d’activité du commandant Pietri. Archives personnelles de la famille Pietri.
4 – Rapport d’activité du commandant Pietri. Archives personnelles de la famille Pietri.
5 – Rapport d’activité du commandant Pietri. Archives personnelles de la famille Pietri.
6 – Rapport d’activité du commandant Pietri. Archives personnelles de la famille Pietri.
7 –  Cf. Document annexe
8 – Cf. Document annexe
9 – M i s en caractères gras par nous
10 – Rapport d’activité du commandant Pietri. Archives personnelles de la Famille Pietri.
11 – Rapport d’activité du commandant Pietri. Archives personnelles de la famille Pietri.
12 – Rapport d’activité du commandant Pietri. Archives personnelles de la Famille Pietri.
13 – Rapport d’activité du commandant Pietri. Archives personnelles de la famille Pietri.
14 – Rapport d’activité du commandant Pietri. Archives personnelles de la famille Pietri.
15 – Ce déplacement par le régime de Vichy fait suite à une dénonciation de la Légion
16 – Rapport d’activité du commandant Pietri. Archives personnelles de la Famille Pietri.
17 – Sur ce point, on lira la mise au point du professeur Ivan Avakoumo­vitich parue dans le n° 14 des Cahiers d’histoire de l’institut de recherches marxistes, p. 47-110, 1983.
18 – Rapport d’activité du commandant Pietri. Archives personnelles de la Famille Pietri.
19 – Rapport d’activité du commandant Pietri. Archives personnelles de la Famille Pietri.
20 – Rapport partiel dont nous ne possédons que les huit premières pages.
21 – Cf. notamment Hélène Chaubin, La Corse à l’épreuve de la guerre : 1939-1943, Vendémiaire, Paris, 2012
22 – Ce qui n’empêche pas le commandant Pietri de lancer un « Aux armes ! » signé « Le front national», probablement à la veille de l’insurrection du 9 septembre 1943. Cf. document, annexe 3.

Copyright ANACR 2A 2020   |   Administration