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1943-1945. De la Corse libre à la France libreDossiers Calacuccia, une commune au lendemain de la Libération

2 décembre 2019

Le Second Conflit mondial, en France, a provoqué, à son terme, un remodelage profond du paysage politique national. Hubert Lenziani examine à la loupe la commune de Calacuccia où se mêlent politique et stratégies familiales.

Les guerres, comme les révolutions, induisent un certain nombre de bouleversements : humains, matériels, politiques, sociaux… Le Second Conflit mondial, en France, a provoqué, à son terme, un remodelage profond du paysage politique national, avec, d’une part, l’effondrement des forces d’une certaine partie de la droite classique, l’affaiblissement du radicalisme (le premier étant assimilé à la collaboration ; le second, à la défaite de 1940 et à la faillite de la Troisième République), d’autre part, l’irruption des forces nées de la Résistance, à savoir les gaullistes et le M.R.P. (Mouvement républicain populaire), et, surtout, les partis de gauche, avec, au premier rang, le Parti communiste.
La Corse, premier département français libéré (septembre-octobre 1943), a été partie prenante dans ce processus de changement à l’échelle nationale. En effet, que ce soit au lendemain des événements de 1943 ou au moment de la mise en place de la machine institutionnelle française, en 1944-1945, le débat politique s’articule autour de la problématique suivante : structures traditionnelles/forces politiques nouvelles.
De ce point de vue, il est intéressant de se demander comment ce vaste mouvement de restructuration a été perçu au niveau de certaines communes de l’île, en particulier celles de l’intérieur, rivées, pour la plupart, à un conservatisme prégnant. La commune de Calacuccia, en tant que chef-lieu du canton du Niolu (canton de Calacuccia à l’époque), offre un exemple d’étude fort probant, en ce sens que nous pénétrons là au cœur d’un univers marqué du sceau d’un isolement pluriséculaire, aux fortes valeurs ancestrales.
À partir de l’analyse de la première consultation de l’après-guerre – les municipales d’avril 1945 -, nous allons essayer de voir comment le microcosme en question a répondu aux sollicitations posées par la conjoncture nationale et insulaire. D’une manière plus concrète, c’est une approche microsociologique qui est ici proposée, à partir de deux outils d’investigation : le témoignage oral et le traitement informatique de l’information. Ces deux aspects – surtout le premier – s’avèrent essentiels pour la connaissance des phénomènes sociopolitiques inhérents aux espaces réduits, lesquels, dans le cadre spécifique abordé ici, présentent des caractéristiques qui, la plupart du temps, bousculent les critères habituels de la sociologie électorale, du moins ceux ayant pour référence l’ensemble national.
Le choix des municipales d’avril 1945 nous a semblé pertinent, dans la mesure où cet événement marque un tournant dans la vie politique du village étudié, car, de façon formelle, il situe une césure dans la tradition locale, avec la rupture de la bipolarisation et l’introduction d’un débat qui – en apparence – se veut plus “ politique ” que clanique. À partir de ce constat, l’argumentation proposée tournera autour de trois thèmes : la narration de la consultation proprement dite ; l’examen de l’évolution des groupes familiaux et de leurs comportements par rapport aux dernières élections d’avant-guerre, qui sont celles de 1935 ; l’exposé des causes et des motivations ayant influé sur la dynamique politique. Ce triptyque ainsi défini, il nous appartiendra de répondre à l’interrogation suivante : pourquoi une communauté, aux caractéristiques sociales et psychologiques si particulières, modifie-t-elle son image traditionnelle de manière brutale ?

1/ L’ évènement et son contexte

Le dimanche 29 avril 1945, la commune de Calacuccia va élire son premier conseil municipal d’après-guerre. Les hostilités en Europe sont sur le point de se terminer (l’armistice sera signé le 8 mai 1945), le territoire français est totalement libéré, et, image d’une légalité retrouvée, la mise en place des nouvelles institutions implique un calendrier électoral particulièrement chargé : municipales (29 avril et 13 mai), cantonales (23 et 30 septembre), législatives et référendum (21 octobre). Fait nouveau, le droit de vote est reconnu aux femmes (ordonnance du 21 avril 1944), et, comme le rappelle Paul Silvani, “En Corse, Colomba s’inscrit sur la liste électorale, si bien que le nombre des inscrits passe brutalement de 85.000 à 160.000.” (1)
Dans le cas du Niolu, le nombre des électeurs inscrits passe de 1717 à 3102, soit une progression de 80,66 %, cependant que, pour Calacuccia, on note un gain de 113 % (1937 : 337 électeurs; 1945: 720 électeurs).(2) En cette période de renouveau, mais aussi de bouleversements, l’île vit l’effervescence des premières luttes politiques, au cours desquelles on va s’affronter “ […] au nom de De Gaulle, de la résistance, du patriotisme, de l’antifascisme ou de l’anticommunisme” (3) Avant d’aborder l’élection qui nous occupe, il convient de voir quel est le rapport des forces au sein du canton, et, d’une manière plus précise, à Calacuccia.

2/ Les forces en présence

Sur la situation politique à la veille des élections municipales d’avril en 1945 au Niolu, les notes de renseignements, émanant des services des Renseignements généraux, offrent une synthèse détaillée, tant au plan qualitatif que quantitatif. Ce sont ces documents en notre possession que nous allons utiliser, avec cependant un jugement critique pour Calacuccia, dans la mesure où l’appréciation des R.G. (Renseignements généraux), quant à l’étiquette politique des membres de la délégation spéciale, est en contradiction avec les divers témoignages oraux recueillis.
La première des choses à retenir est la coloration politique des différentes délégations spéciales, telle que vue par l’autorité officielle. À Albertacce, la délégation spéciale “ […] est à tendance radical-socialiste (clan Landry), ainsi d’ailleurs que l’ancien conseil municipal élu en 1935 […] ” (4)
Casamaccioli voit sa délégation spéciale, nommée depuis le 14 janvier 1944, dirigée par l’ancien maire, Padovani Toussaint, d’obédience pietriste, lequel “ […] a été maintenu à la tête de l’administration communale, grâce à ses capacités incontestables, à son influence sur les administrés, et surtout, semble-t-il, aux services qu’il a rendus aux membres de la résistance. ” (5)
La commune de Corscia, depuis le 15 décembre 1944, est dirigée par une délégation spéciale “ […] entièrement formée d’anciens Pietristes […] ” (6)
Lozzi, “ a la suite de la libération du département, […] est administrée par une délégation spéciale […] qui […] ne comprend aucun membre de l’ancien conseil municipal, [et est] à tendance radical-socialiste (clan Landry). ”(7)
À côté de ces appréciations qualitatives, les rapports des R.G. indiquent, pour chaque commune précitée, le total des effectifs des différents groupements politiques présents. La ventilation est la suivante :
– Albertacce : 50 adhérents Front national ; 7 membres S.F.I.O. ; 5 adhérents P.C. ; 75 adhérents du Comité Populaire des Femmes ;
– Casamaccioli : 26 adhérents IVe République ; (8)
– Corscia : 40 adhérents Front national ; 35 adhérents IVe République ; 39 membres de l’ex-Légion Française des Combattants ; 50 adhérents de l’association des anciens Combattants ;
– Lozzi : 21 adhérents Front national ; 30 adhérents du Parti Radical-socialiste.
Concernant le chef-lieu de canton, le bilan s’établit ainsi : – Front national : 70 adhérents ; IVe République : 15 adhérents ; Ex-Légion Française des Combattants : 140 membres et 28 amis de la Légion ; Anciens Combattants : 35 adhérents ; Union des Femmes Françaises : 115 adhérentes.
Globalement, à l’échelle du canton, le rapport de force politique est celui-ci : Front national : 181 adhérents ; IVe République : 76 adhérents ; Parti communiste : 5 adhérents ; S.F.I.O. : 7 adhérents; Parti Radical-socialiste : 30 adhérents ; Ex-légion Française des Combattants : 207 membres – en incluant les amis de la Légion ; Anciens Combattants : 85 adhérents ; Union des Femmes Françaises: 115 adhérentes ; Comité Populaire des Femmes : 75 adhérentes.

Que nous apprend la lecture des chiffres cités ? En premier lieu, elle nous indique que la représentativité des forces dites de “gauche” semble être supérieure à celle des forces dites de “droite”. Si l’on considère comme éléments sûrs à “ gauche ”, les adhérents communistes et socialistes, les adhérentes de l’Union des Femmes Françaises et du Comité Populaire des Femmes, les radicaux-socialistes, de même qu’environ 70 % du Front national, cela représente, grosso modo, 55% du total cantonal. En face, les 30 % restant du Front national, couplés à l’ex-Légion des Combattants et anciens Combattants, permettent à la “ droite ” de rassembler 45 % de l’ensemble. En faisant intervenir les indices d’orientation, le Niolu présenterait le profil d’un canton “à gauche” (indice 122). (9)
Bien entendu, les 781 personnes appartenant à des structures organisées ne représentent que 25% du corps électoral présent en avril 1945. Néanmoins, si l’on estime à 4 le nombre d’électeurs par famille (avec le concours des femmes), on arrive, solidarités familiales aidant, à une transposition fidèle des influences, et ce, par rapport à l’ensemble des inscrits (781 x 4 = 3124 électeurs estimés, le total enregistré en avril –3102– n’étant finalement inférieur que de 22 unités, soit un taux d’approche de… 99%). La seconde observation concerne le poids non négligeable de l’ex-Légion Française des Combattants, laquelle, avec 207 membres, représente, intrinsèquement, le groupement le plus important.
Quelle sera la position des pietristes ? Deux solutions s’offrent à eux : se fondre dans les autres composantes cantonales ou se démarquer totalement du jeu politique. Quoi qu’il en soit, en l’absence de constitution de liste unique – problématique au regard de la conjoncture -, ils peuvent représenter un excellent vivier pour une récupération politique éventuelle. Mais cela n’est que pure conjecture, dans la mesure où il convient de tenir compte, pour chaque commune, du poids des tensions agitant les différents groupes familiaux composant l’échiquier électoral. Afin de terminer ce tour d’horizon cantonal, considérons l’aspect qualitatif des choses, à savoir les intentions de vote, telles que les voient les services officiels.
Dans la commune d’Albertacce, “M. Albertini Pierre, président de la Délégation spéciale, a été pressenti pour présenter aux prochaines élections municipales une liste de conciliation. Il est toutefois probable qu’une liste adverse pourrait également se présenter devant les électeurs, mais on ne saurait, pour l’instant du moins, connaître l’étiquette de cette dernière qui peut grouper des mécontents et des membres des autres partis politiques existant dans la commune. L’élection de la majorité des membres de la liste Albertini paraît toutefois assurée.” (10)
À Casamaccioli, “ aux prochaines élections municipales, une liste opposée à la délégation spéciale se présentera devant les électeurs. Cette liste dont on ne connaît pas encore la formation, sera fort probablement celle de la IVe République (radical-socialiste). On ne peut encore faire aucun pronostic sur le résultat de ces élections. ” (11)
Concernant la commune de Corscia, les prévisions des R.G. se bornent à la citation de deux noms: Santucci Jean-Baptiste – président de la délégation nommée en mai 1944 – et Mattei Jean-François – président de l’association des anciens Combattants -, lesquels appartiennent à la mouvance pietriste.
À Lozzi, “ Une liste adversaire à celle que présentera aux prochaines élections municipales, M. Le Président de la Délégation spéciale Acquaviva Victor (radical-socialiste), sera également présentée par l’ancien Maire, M. Siméoni François, Ferdinand. Celle-ci, sous l’étiquette pietriste, a des chances d’être élue en entier. ” (12)

Et Calacuccia ? nous avions fait remarquer plus haut que certaines réserves devaient être formulées quant à l’appréciation émise par les R.G. sur la composition politique de la délégation spéciale nommée le 21 octobre 1944.
Voyons-en le détail, à travers le document officiel :
« Délégation spéciale actuelle:
– Président : Geronimi Vital-Antoine, F.N. Pietriste.
– Membres :
– Grimaldi Jean-Jacques, F.N. Pietriste.
– Lucciani Pasquin, F.N. Mobilisé, Pietriste.
– Negroni Pierre-Paul, F.N., Pietriste.
– Leca antoine-Georges, F.N. Mobilisé, Pietriste.
– Grisoni augustin, F.N. (S.F.I.O.).
– Leca Jean-Baptiste, F.N. Pietriste.
– Paccioni Ange, F.N., Pietriste.
– Versini Don-Joseph, F.N. Pietriste.
– Martini Jean-Pierre, IVe République, Landryste.
– Negroni Xavier, F.N. Pietriste. ” (13)

La liste fait apparaître une composante à majorité Front national (11 membres sur 12) de tendance pietriste (10 membres sur 12). Le premier élément contradictoire concerne l’appartenance politique du président de la délégation spéciale, Geronimi Vital-Antoine. Ce dernier est qualifié de pietriste. Si nous prenons soin de lire le document des R.G. dans son intégralité, nous trouvons dans la ventilation du conseil municipal élu en 1935 – de tendance landryste – : “ adjoint : Geronimi Vital-Antoine, gendarme en retraite, né le 5.9.1877 à Calacuccia. ” (14) Il s’agit de la seule et même personne, laquelle, compte tenu des circonstances – locales, corses et nationales – (15) ne risquait pas de changer d’étiquette politique, en optant, qui plus est, pour la… droite pietriste.
Cette confusion des R.G. – involontaire ou à dessein – se répète au total pour six autres membres, à savoir : Grimaldi Jean-Jacques, lequel est “ socialo-communiste”, de souche landryste ; Luciani antoine, idem ; Negroni Pierre-Paul, “ socialo-communiste ” ; Versini Don Joseph, “ socialo-communiste ” ; Leca Jean-Baptiste, landryste. Sans l’apport du témoignage oral (16), il serait difficile, voire impossible, à un observateur neutre d’avoir une appréciation objectives des choses. Doit-on pour autant considérer l’ensemble des rapports des R.G. comme étant sujets à caution ? non, dans la mesure où, pour les autres communes, les témoignages viennent confirmer les informations officielles.(17)

Laissons de côté tout aspect critique et abordons la question que nous posions plus haut : quels sont donc les nouveaux rapports de force à la veille de la première joute électorale ? La Seconde Guerre mondiale marquant une rupture dans la vie politique nationale, le même phénomène s’applique à la Corse et, avec des variantes spécifiques, à la commune de Calacuccia. Fort d’un siècle, voire plus, d’hégémonie, le partitu de l’ancienne majorité municipale semble en mesure de conserver les acquis d’avant-guerre. La période des délégations spéciales (septembre 1943 – avril 1945) (18) a d’ailleurs propulsé une équipe à forte dominante ou origine “ radicale ” à la tête des « affaires » communales.(19)
Au plan départemental, la position du leader Paul Giacobbi, au sein du Comité du Front national (mais également sa présence parmi les membres du Gouvernement provisoire et du premier ministère De Gaulle), atténue une conjoncture nationale assez défavorable au parti radical, lequel est assimilé à la IIIe République, donc à la défaite de 1940. Il est bien sûr difficile d’affirmer que le contexte joue un rôle primordial, sachant que les événements qui se déroulent dans le cadre communal obéissent à des lois spécifiques. Cependant, il faut reconnaître qu’au lendemain de la Libération, la Corse vit une double réalité : la sienne, en tant que domaine insulaire ; celle de la nation française, de par son appartenance administrative et politique en sa qualité de département.
Aussi, cette situation débouche-t-elle sur un dilemme au niveau politique : le maintien des structures traditionnelles ou l’introduction d’un choix idéologique impliquant des orientations bousculant les clivages et habitudes ancestraux. Cette raison explique que, même à Calacuccia où le poids du passé est prégnant, la position du partitu “radical”, aussi forte soit-elle, n’en est pas moins soumise aux contingences du moment.
En face, les gavinistes ont un handicap reposant sur deux faits :
*le premier concerne la situation nationale, laquelle veut que la droite se trouve discréditée aux yeux de l’opinion, à cause de son attitude durant l’Occupation. Au niveau de l’île, le clan pietriste se trouve laminé. Son porte-drapeau, François Pietri, ministre de Vichy et ambassadeur à Madrid, a joué la carte allemande et se voit contraint à un exil forcé qui l’oblige à se tenir à l’écart de toute activité politique ;
*Le second est dû au poids purement local de la tradition car, depuis plus de dix décennies, le partitu est minoritaire dans la commune. Même si la scission de 1925 (à laquelle il convient d’ajouter celles de 1919 et 1931) (20) a donné un souffle nouveau à l’opposition, celle-ci n’a pas su en tirer profit lors de l’élection de 1935.

A la lumière de ce que nous venons d’évoquer, il semble difficile aux “ parents pauvres ” d’envisager un retournement de situation. À côté des deux partiti traditionnels, une troisième force fait son apparition et vient perturber l’échiquier politique. Il s’agit du groupe “ socialo-communiste ”, lequel est formé, en grande majorité, de “ radicaux ” et de quelques gavinistes.
Comment expliquer l’émergence de cette formation qui, se réclamant de gauche, n’en est pas moins composée de deux tendances hétérogènes, dont l’une a son origine au centre-gauche et l’autre carrément à droite ? Deux interprétations peuvent être avancées. Mais, avant de poursuivre, considérons le point de vue rétrospectif d’un des “ jeunes loups ” du moment. Celui-ci déclare : “ La vieille classe politique locale devait être renouvelée ; il fallait du sang nouveau au sein de la municipalité de Calacuccia. De plus, il convenait de constituer un troisième courant, lequel se distinguerait des deux clans existants ” (21) À ce témoignage individuel, au demeurant fort intéressant, il nous faut confronter la réalité historique dans son intégralité. Celle-ci se situe à deux niveaux distincts : le premier étant général, le second local.
Examinons tout d’abord celui relevant de la globalité. Comme nous l’énoncions plus haut, le Deuxième Conflit mondial a entraîné de profonds bouleversements à l’échelle nationale. Face à l’effondrement des forces de droite et à l’affaiblissement du radicalisme, les formations de gauche, avec à leur tête un Parti communiste au prestige éminent, dominent l’échiquier politique. En Corse, la situation est quelque peu semblable, puisqu’on assiste à une forte poussée des groupes communistes et, à un degré beaucoup moindre, socialistes (en 1939, le P.C. comptait 450 membres ; en septembre 1943 : 1200 ; à la fin de la même année : 2000 ; enfin, en décembre 1944, il va atteindre 4500 adhérents).
Pourtant, contrairement à ce qui se passe en France, la poussée marxiste rencontre dans l’île un rempart constitué par la présence des forces radicales, animées par Paul Giacobbi, sur lequel le général De Gaulle compte tout particulièrement. Ce rempart, bien que présent, ne s’en trouve pas moins isolé, du fait de la nature spécifique de l’échiquier politique insulaire. En effet, l’isolement radical est la conséquence directe du laminage dont est victime le clan pietriste, car, le jeu des forces traditionnelles se trouvant contrarié avec la rupture de la bipolarisation, le clan restant se retrouve seul contre des organisations qui veulent rompre avec la routine d’avant-guerre et introduire une orientation politique nouvelle. (22)
Cette réaction parti contre clan (qui se double d’une confrontation classe/clan), s’intègre dans un particularisme structurel propre à la Corse. Au delà de cette originalité, se profile un aspect lié, quant à lui, à une perspective plus large : en attaquant le clan, la gauche dénonce et fustige ce à quoi se rattachent les deux pans de cette structure (pietristes et landrystes) au niveau national, à savoir la droite conservatrice et le radicalisme. C’est donc sur la base d’une double option (dictée à la fois par la conjoncture corse et les événements qui affectent la France tout entière) que s’instaure le clivage entre archaïsme ancestral et le courant du renouveau. De ce point de vue, la présence à Calacuccia d’un groupe “ socialo-communiste ” s’explique parfaitement. De même, sa volonté affichée de bousculer la tradition clanique, en politisant le débat, se veut-elle conforme au vaste courant réformateur que veulent créer en Corse communistes et socialistes.
Cependant, il est un élément qui vient contrarier l’aspect conjoncturel sur lequel repose l’explication du phénomène “ socialo-communiste ”, tel qu’il apparaît au niveau de la commune que nous étudions. Cet élément – et c’est le second niveau du problème – est relatif à l’origine même des membres de la nouvelle formation : ceux-ci sont en effet de purs produits des clans et, en ce sens, le caractère original qu’on pouvait être tenté de leur prêter s’estompe. aussi, une explication supplémentaire paraît s’imposer, quant à la véritable nature de leur motivation. L’attitude, les intentions, voire l’essence fondamentale du mouvement “ socialo-communiste ” (nous pourrions parler d’un “ état d’esprit socialo-communiste”), résulteraient d’un conflit de générations entre la vieille « élite » politique et une vague de « nouveaux venus » – jeunes de surcroît -, dont l’ambition serait de s’installer sur la scène politique, en utilisant pour cela une situation favorable. Se greffe là dessus le besoin, pour les ex-landrystes et les anciens pietristes, de recouvrer une certaine crédibilité aux yeux de l’électorat, car le passé clanique ne peut s’absoudre que par l’adhésion à un courant politique (celui représenté par le P.C. principalement) qui est seul garant d’un fort potentiel d’honorabilité, de par son action marquante durant la Résistance.

En résumé, et sur ce qui vient d’être dit, il ressort que le phénomène “ socialo-communiste ” est le fruit d’un impact politico-structurel, lequel traduit, plus généralement, le rapport existant, à un moment donné, entre la société locale et la société englobante. Le problème est de savoir si, dans l’expression politique, la conjoncture extérieure pèse sur le microcosme communal, ou si la première est un support dont se sert le second pour déterminer ses sollicitations.

Hubert Lenziani

LIEN : Résistance au Niolu

Notes

* La suite de ce dossier sera publiée ultérieurement
1 – Paul Silvani, « Corse des années ardentes », albatros, 1976, p. 57.
2 – Pour le Niolu et Calacuccia, les chiffres retenus sont ceux des cantonales d’octobre 1937 et des municipales d’avril 1945.
3 – Paul Silvani, ibid., p. 57.
4 – Note de renseignements n° 1154, A.D.A., série W.
5 – Note de renseignements n° 1162, A.D.A., série W.
6 – Note de renseignements n° 1437, A.D.A., série W.
7 – Note de renseignements n° 1163, A.D.A., série W.
8 – En majorité issus de l’ex-Comité du Front national, né en septembre 1943, et comprenant 27 membres.
9 – Les indices d’orientation mesurent respectivement l’influence de la droite et de la gauche.
10 – Note de renseignements n° 1154, A.D.A., série W.
11 – Note de renseignements n° 1162, A.D.A., série W.
12 – Note de renseignements n° 1163,A .D.A., série W.
13 – Note de renseignements n° 1436, A.D.A., série W. Pour la transcription du patronyme Luciani, nous avons conservé l’orthographe du document – avec deux C -, laquelle est erronée.
14 – Note de renseignements n° 1154, A.D.A., série W.
15 – Il ne faut pas oublier que le Conseil municipal, dont Geronimi V.A. était premier adjoint – faisant fonction de maire -, avait été dissout par Vichy, en octobre 1941.
16 – Sur ce point précis, cf. témoignage de Geronimi V.,
avril 1981.
17 – En particulier, ceux de Mrs G. J.-B., avril 1982, et G. I.,
janvier 1988.
18 – Pour plus de détails sur ce moment historique, cf. H.
Lenziani, « Familles et Pouvoir à Calacuccia 1925-1955 »,Thèse de nouveau Doctorat,Aix-Marseille 1, 1989, pp. 104-116.
19 – surtout des « radicaux » se parant de l’étiquette « socialo-communiste ».
20 – Lors de ces trois élections municipales, l’écart de voix entre « radicaux » et gavinistes fut respectivement de : 16 (1925), 20 (1929), 10 (1931).
21 – Entretien avec Mr G. F.-M., décembre 1980.
22 – Sur le problème des forces de gauche en Corse, du P.C. en particulier, durant la période de la Libération et de l’immédiat après-guerre (1943-1946), cf ; A. Rovere, « Pour une Corse nouvelle : la stratégie du PCF à la Libération (1943-1945) » ; « Le PCF et la société corse (1945-1946), in Cahiers
d’Histoire de l’ I.R.M »., n° 12 et 13, 1983, pp. 66-88 et57-82. « Implantation du PCF et mouvement de la société corse – 1943-1958 », in Études Corses, n° 23, 1984, pp. 9-71.

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