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1943-1945. De la Corse libre à la France libreDossiers Le retour des soldats en Corse

2 décembre 2019

La guerre est finie. Les prisonniers et déportés -quelques 3.000 personnes- ont pu revenir en Corse malgré le peu de moyens de transport réservés à la desserte de l’île (Un seul navire deux fois/mois encore en 1945). Priorité à la guerre. Mais quand les soldats sont démobilisés, ils s’impatientent pour rejoindre l’île. Dans le journal « L’illustration » deux journalistes racontent le retour des premiers démobilisés.

Les premiers corses libérés retrouvent l’île de beauté

L’aviso « Dumont d’Urville » va effectuer sa première liaison Marseille-Ajaccio. En mer, les soldats se groupent par affinités. L’accomplissement du plan de démobilisation des troupes métropolitaines et coloniales a donné à certaines grandes villes de France une incontestable animation de militaires de toutes les armées. C’est peut-être à Marseille que le fait est le plus impressionnant. Le long des artères principales, c’est un spectacle inhabituel que celui des militaires venus d’outre-continent déambulant à toutes les heures du jour et de la nuit. De nature, le militaire est bruyant. Mais, il l’est plus encore maintenant qu’il sent l’imminence de son retour, de la vie civile… de la liberté.
Mais pour atteindre la Corse, encore faut-il pouvoir disposer de moyen de liaison. Encore faut-il des navires… Aussi, à Marseille, certains troubles, souvent graves ont-ils éclaté. Car toutes les raisons, même les plus valables, sont toujours difficiles à faire admettre à des hommes qui n’ont qu’une hâte : celle de retrouver leur foyer.

Le premier voyage du Dumont-D’Urville

Indiscutablement, l’état actuel de notre flotte marchande est quelque chose de peu brillant. La cessation des hostilités ne nous a pas encore rendu nos importantes unités qui servent présentement au transport des troupes. Il importait donc à la marine militaire qui, elle, est dans une situation plus prospère, de mettre en œuvre des moyens tendant à l’accomplissement de cette lourde tâche.
Depuis nos avances (sic) en Allemagne, quelques bateaux avaient ramené en Corse des prisonniers et déportés. Mais depuis la fin des hostilités, des militaires libérés originaires de l’Ile de Beauté attendent â Marseille qu’une unité navale assure le voyage. Ce fut le rôle du bateau-aviso «Dumont-d’Urville».

Sur le quai de la Pinède, l’animation qui précédait le départ possédait un quelque chose que l’endroit n’avait pas vu depuis longtemps. Ce sont d’abord toutes ces personnes aux allures typiquement marseillaises qui se pressent sur le quai. Et puis, ce sont tous ces hommes en uniforme dont les poitrines sont presque toujours magnifiquement décorées. Et puis…
…Et puis, le bateau quitte la rade. Pendant quelques milles encore nous allons suivre les crêtes abruptes du littoral. Au loin, Marseille n’est plus que le dôme de Notre-Dame de la Garde qui disparaît peu à peu dans le crépuscule du soir. De Marseille à Ajaccio, il y a 180 milles. Le «Du­mont-d’Urville» n’appartient pas à un type rapide. Assez lent, il est spécifiquement l’unité navale au long rayon d’action. Son tirant d’eau ne dépassant guère cinq mètres, sa charge en est réduite considérablement. Aujourd’hui, le temps est beau. Aussi,le commandant a-t-il pu autoriser un nombre d’hommes et de bagages plus important que si le temps avait été défavorable. Pour couvrir les 180 milles, la traversée ne durera pas: moins de dix-sept heures. Ces dix-sept heures, les libérés que l’on rapatrie les passeront sur le pont. Effectivement, la disposition et l’installation du bord ne permettent pas de les pourvoir chacun d’une couchette. Il en est de même pour la nourriture. Au dernier moment, avant de partir, sur le quai de la Pinède, l’Intendance les a pourvus d’une ration américaine qu’ils mangent maintenant qu’ils sont à bord ; et puis, vraisemblablement, ils n’ont rien de mieux à faire…

De Corse, d’où ils sont partis il y a trois ans, afin d’aller rejoindre les bataillons gaullistes, tous, autant qu’ils sont là, se sont dispersés afin d’aller grossir les rangs tant de Leclerc que ceux de De Lattre ou bien de Montsabert. Maintenant, étendus et enroulés dans des couvertures kaki, ils parlent peu. La tête un peu redressée par une musette, quelques-uns d’entre eux regardent s’éloigner les côtes de France que beaucoup n’auront peut-être même plus l’occasion de revoir; mais beaucoup plus encore se tiennent dans la même position sur le gaillard d’avant, afin d’être des premiers à apercevoir la terre du pays.

Parmi tous ces hommes en uniforme, voici un prêtre qui débouche du gaillard d’arrière. Cheveux blancs, barbe en éventail : c’est le R.P. Basse, qui fut pendant longtemps l’aumônier des sous-marins français, va se retirer dans un couvent de Bastia. Il passe. Sa longue robe de capucin fait entendre des froufrous de toile rêche.

A l’étage au-dessous, quelques passagers civils qui ont l’avantage d’avoir le droit d’embarquer sur des bateaux de guerre, faveur particulièrement rare, se cantonnent dans le coin où sont ‘installés des rocking-chairs. Le commandant en second, qui est chargé de l’administration intérieure du bateau, les regarde avec des coups d’œil mauvais. Il pense certainement qu’il eût mieux aimé embarquer une dizaine de soldats libérés en plus que tous ces civils qui peuvent se permettre d’attendre le prochain avion. Car la seule liaison actuelle entre la Corse et le Continent, c’est l’avion qui, une fois par semaine. parcourant le trajet Paris Marseille-Alger, s’arrête à Ajaccio pour le courrier et les passagers de marque. Et pendant ce temps, sur le pont du «Dumont-d’Urville», des hommes qui se sont battus pour la liberté de la France, frissonnent de froid et sont à la merci de toutes les intempéries.

L’arrivée devant Ajaccio est un spectacle unique. Depuis un bon moment, on a laissé les îles Sanguinaires qui portent si bien leur nom, le soir, quand le coucher du soleil darde ses derniers rayons et leur prête des reflets pourpres. La ville apparaît alors dans un assemblage savant de maisons aux formes parallélépipédiques. Mais, sur le pont, les libérés ne font plus semblant de sommeiller ; ils se pressent sur le gaillard d’avant et s’appuient contre le bastingage avec une telle force que l’on pourrait se demander s’il ne cédera pas. Dans le ciel, le soleil est déjà haut. Les gens qui flânaient sur les cours bordant le port nous ont aperçus de loin. A présent, ils sont sur le pier [La jetée] et, dès que nous sommes à portée de la voix, les soldats les interpellent du bord. Les premiers libérés posent le pied sur la Corse, terre si longtemps désirée, terre retrouvée.

Vue d’ensemble de la situation corse

Pendant les trop longs jours qui les ont fait rester en panne à Marseille, les démobilisés ont eu çà et là l’occasion d’apprendre quelle était la situation générale en Corse. Dans certains cas, cette situation générale apparaît beaucoup plus brillante que sur le continent. Dans d’autres, au contraire, elle semble l’être moins encore. Certes, on a toujours été beaucoup plus heureux en Corse que dans les faubourgs parisiens…. Le climat, les sites pittoresques ont évidemment une énorme influence sur le caractère. Et puis, au point de vue alimentaire, la Corse a quand même eu le bonheur d’être le premier département français libéré. Les communications ont été vite rétablies. Cela permet de promptes liaisons avec les différents points de l’île. L’apport américain, au point de vue du ravitaillement et des vêtements, fut énorme. Dès leur arrivée, il y a quelques mois, tous les déportés furent habillés et chaussés. Pendant un certain temps, l’ensemble du ravitaillement général fut sensiblement meilleur que celui du continent. Pour la Corse, le gros avantage consistait à recevoir son ravitaillement d’Afrique du Nord. Tandis que maintenant ce ravitaillement lui est fourni par le continent… La Corse est uniquement un pays de touristes qui ne peut vivre avec ses seules ressources. Celles-ci sont pauvres. A franchement parler, la seule industrie de la Corse est encore celle de la châtaigne.

Evidemment, au point de vue viande, comme nous le faisait remarquer le nouveau préfet de l’île, M. Ravaille, au cours de l’exposé qu’il voulut bien nous faire, la production saisonnière peut être considérée comme étant faible. Mais là encore, cette année, la sécheresse qui sévi sur toutes les côtes de la Méditerranée, a considérablement affaibli le bétail en amoindrissant la partie nutritive du fourrage.

Là aussi, il y a le marché noir. Evidemment, la corse, c’est la France. On ne peut guère concevoir un coin de France sans que la bonne marche de ravitaillement général ne soit marquée de ces funestes signes. Dans les campagnes de l’île, les simples bergers ont amassé de l’argent dans de telles proportions que beaucoup d’entre eux sont devenus plus riches que leur propriétaire…

Le manque de carburant, le mauvais état des filets, ont abouti à l’affaiblissement du rendement de la pêche. Pourtant les pêcheurs sortent quand même, Et si peu soient-ils, ils rentrent avec du poisson. Ce poisson va directement vers les marchés illégaux. Un commerçant d’Ajaccio nous a avoué qu’il n’avait pas mangé de poisson depuis plus de sept mois. Pourtant, en Corse, certains articles sont plus abondants que sur le continent. Le vin par exemple y est en vente libre. Pour le tabac, le fumeur touche douze paquets par mois de cigarettes, de tabac du pays mélangé à du tabac algérien. Mais les stocks de tabac algérien commencent à diminuer sensiblement car l’île ne doit plus rien recevoir d’Afrique du Nord.

Mais, bien au-dessus de toutes ces questions de ravitaillement, il subsiste encore dans les rues des villes corses comme Ajaccio l’effervescence que décrivit Mérimée. A l’heure actuelle, cette effervescence est poussée à son comble par des élections cantonales et l’approche des élections législatives. La politique en Corse est quelque chose de très particulier. Pour employer un pléonasme célèbre, il faut répéter que la Corse est une île entourée d’eau, de tous côtés. Ce qui exprime bien qu’avant toute chose le Corse est un corps indépendant dont les convictions peuvent parfois paraître différentes de celles des autres hommes. Telle fut la conclusion de M. Ravaille, préfet aimable et souriant.

Le « Dumont-d’Urville » fait entendre sa sirène. Il faut partir. Déjà… quitter cette île, à l’abord rude, mais qui recèle tant de charme, tant d’aspects divers et pittoresques. Il faut partir… déjà.

Reportage Christian GUY et Henri FRECHON.

 Dans « Le monde illustré ». 6 octobre 1945.

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